Les experts sont unanimes : en Argentine, le péronisme – version emblématique du populisme latino-américain – domine la vie politique depuis 1946, année de l’élection de Juan Domingo Perón à la tête du pays. Cette influence dure encore.
La politique dite « nationale populaire » vise à dépasser les clivages traditionnels droite/gauche, pour opposer le « peuple argentin » et l’« oligarchie », l’intérêt national à l’impérialisme – américain ou européen. Si Buenos Aires s’est tournée vers le populisme, c’est aussi pour moderniser le pays. « À son arrivée au pouvoir, Perón veut industrialiser l’Argentine, dont l’économie s’appuie alors essentiellement sur les exportations de produits agricoles. Il souhaite pour cela construire un État fort », précise Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Encore sous le choc de la crise de 1929, le gouvernement adopte une approche dirigiste, interventionniste et corporatiste. Des mesures protectionnistes sont prises : contrôle des banques, de la monnaie, surveillance des échanges commerciaux. Perón met en place deux plans quinquennaux
Plan quinquennal
Un gouvernement planifie des objectifs économiques en termes de production sur une période de cinq ans. Cet outil a été utilisé initialement par l’Union soviétique avant que d’autres pays, comme la Chine, se l’approprient.
« L’objectif est de défendre les intérêts des Argentins. Un ensemble d’infrastructures (chemins de fer, électricité, eau, etc.) sont nationalisées, avec l’idée que ces domaines stratégiques doivent revenir dans les mains de l’État pour assurer la souveraineté du pays », détaille Lucie Hémeury, chercheuse à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine.
Le gouvernement ambitionne de développer l’industrie locale pour s’émanciper de la production étrangère. C’est une stratégie d’industrialisation par substitution des importations, alimentée au départ par une économie argentine qui n’a pas subi les ravages de la guerre.
Mépris du long terme
Mais ce nationalisme ne va pas sans dommages économiques. En témoigne une étude menée par des universitaires allemands à partir de plusieurs politiques populistes. Elle montre que les pays comme l’Argentine ont pu connaître de « meilleurs taux de croissance dans les premières années des mandats des dirigeants populistes, mais un affaiblissement significatif de l’économie par la suite ».
En Argentine, la situation dégénère dès les années 1950. L’État se retrouve à prendre en charge beaucoup de choses, sans en avoir les moyens. Les dépenses sont énormes, car c’est aussi l’époque des grandes avancées sociales : caisses de retraite, prévoyance, augmentation des salaires, congés payés, etc.
Dates clés
1946 Juan Domingo Perón élu président de l’Argentine
1955 Coup d’État. Perón est renversé et exilé en Espagne. Le péronisme est officiellement interdit.
1974 Perón est rappelé pour un troisième mandat, beaucoup plus conservateur et répressif. Il meurt en 1976.
1976 Mise en place d’une dictature militaire argentine
1983 Retour de la démocratie
Le contrôle des échanges ne favorise pas le développement économique. Exclue du plan Marshall, l’Argentine subit la concurrence des États-Unis pour l’exportation des produits agricoles (blé, viande). « Par rapport aux promesses péronistes, c’est un demi-échec. Dès le deuxième mandat de Péron, on constate une grosse crise économique. L’appareil productif, assez fragile, reste dépendant du marché mondial », dépeint Franck Gaudichaud, professeur à l’université Jean-Jaurès de Toulouse.
L’étude des universitaires allemands le confirme : l’Argentine fait partie des pays où les politiques populistes « ont entraîné une forte augmentation des niveaux de la dette publique et une inflation galopante, conduisant à un déclin et à une crise économique globale. […] L’explication sous-jacente, c’est l’accent mis par les populistes sur la croissance à court terme et le mépris de la durabilité à long terme ».
Le Caudillo (chef de guerre), qui rêvait de faire de son pays une grande puissance, a pourtant essayé de modifier l’économie de l’Argentine, reconnaît Lucie Hémeury. Le pouvoir d’achat des classes populaires a bel et bien augmenté, mais « le pays, comme d’autres en Amérique latine, est resté dans une économie de la dépendance. Il n’a pas la main sur les échanges économiques internationaux, il les subit, sans attirer les investissements étrangers ».
L'Argentine n’a pas la main sur les échanges économiques internationaux, elle les subit, sans attirer les investissements étrangers.
Lucie Hémeury,chercheuse à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine.
Ce manque de clairvoyance s’illustre dans les classements internationaux : alors qu’elle figurait parmi les sept premières puissances économiques mondiales dans les années 1920, l’Argentine se classe à la 21e place en 2018 (sources : Situation Économique - ARGENTINE | Direction générale du Trésor, et La démocratie en Amérique latine : moyen d’expression et de gestion politique des conflits actuels, Nathalie Cooren, Paris, 2005).
Persistance idéologique
Mais le plus frappant, s’accordent à dire les experts, c’est que malgré tout, le péronisme a traversé les années sans jamais disparaître. Même lorsqu’elle a été interdite, l’idéologie est restée présente dans la société.
« C’est une force caméléon qui prend plusieurs visages et s’adapte aux périodes, tout en conservant cet aspect national populaire », indique Franck Gaudichaud. On ne peut la classer ni à droite ni à gauche, car on retrouve, sous l’étiquette « justicialiste » (le nom officiel du parti péroniste), toutes les tendances politiques : de la présidence de Carlos Menem (1989-1999), un néo-libéral qui privatise largement et détricote les droits sociaux construits avant lui, au duo progressiste de centre gauche actuel (la vice-présidente Cristina Kirchner et le chef d’État Alberto Fernández).
Tous s’inspirent du nationalisme façon « défenseur du peuple » de Perón. Pour le politologue argentin Ernesto Laclau, le péronisme est une coquille vide qui attend d’être remplie par un projet, de droite ou de gauche, qui intégrera le dèmos (peuple) à la politique. Encore aujourd’hui, il semble donc impossible de faire de la politique en Argentine sans que le péronisme soit impliqué, conclut Christophe Ventura. « Voilà qui montre bien la force de cet OGM politique incroyablement résilient. »
Un modèle qui a séduit Chávez, Corbyn et Mélenchon
Le péronisme étant un nationalisme argentin, difficile d’en imaginer une déclinaison. Des mouvements ou des forces politiques étrangers n’ont pourtant pas manqué de s’en inspirer. « L’idée d’un pouvoir politique redistributeur, garant des intérêts populaires et affirmant l’indépendance de la nation, face aux acteurs dominants de l’économie et de l’ordre international, trouve des relais dans plusieurs projets de gauche à travers le monde », explique Christophe Ventura, de l’Iris.
Il constate des influences dans le parti politique Podemos, en Espagne, chez Jeremy Corbyn, quand il dirigeait le Labour, au Royaume-Uni ou encore avec Jean-Luc Mélenchon, en France. En Amérique latine, la même tradition nationale populaire se retrouve au Venezuela, avec la politique de Hugo Chávez.