Mars Donald Trump a stupéfié ses partenaires commerciaux en annonçant sa volonté de taxer lourdement l’acier et l’aluminium européens importé par les États-Unis. En avril, nouveau coup de tonnerre : cette fois, c’est à la Chine que s’en est pris le président américain : 30 à 60 milliards de marchandises « made in China » pourraient être plus lourdement imposées. Loin de calmer le jeu, le locataire de la Maison Blanche, las de voir de grosses cylindrées allemandes dans les rues de New-York, veut maintenant taxer les voitures européennes. Chine et Europe n’ont pas tardé à réagir, en menaçant Washington de représailles sur ses exportations. Cette escalade ressemble fort à un début de guerre commerciale totale, résurgence d’un protectionnisme que l’on croyait oublié depuis la Seconde Guerre mondiale…
Le protectionnisme, c’est quoi ?
Le protectionnisme consiste, pour un pays, à imposer des droits de douane – des taxes (« tariffs » en anglais, à ne pas confondre avec les prix) – sur les produits importés afin que ceux-ci coûtent plus cher sur son marché intérieur. À prix de vente égal, une tonne d’acier français importé coûterait ainsi 25 % plus cher aux industriels américains (par exemple aux constructeurs automobiles qui sont parmi les principaux acheteurs d’acier) que l’acier produit aux États-Unis. En bonne logique, ceux-ci vont donc privilégier l’acier produit dans leur pays pour réduire leurs coûts. Le protectionnisme est donc une manière de « protéger » (d’où son nom) ses propres producteurs, qu’il s’agisse d’agriculteurs, de viticulteurs, d’industriels, etc.
Les arguments des partisans du protectionnisme
Donald Trump fait valoir qu’en taxant les importations d’acier et d’aluminium et donc en protégeant son industrie métallurgique, il prend aussi une décision stratégique vouée à la sécurité du pays : en effet, il est important qu’en cas de conflit, un pays dispose de ses propres ressources pour construire des véhicules, des avions, des usines, des armes, etc. Mais le Président qui veut « rendre sa grandeur à l’Amérique » cherche surtout à renforcer une industrie affaiblie face à la concurrence internationale et à préserver, voire créer, des emplois. C’était sa grande promesse électorale.
Les effets pervers
Mais les économistes montrent que le raisonnement de Trump n’est pas totalement juste. D’abord, en protégeant artificiellement un secteur économique de la concurrence, on ne l’incite plus à innover, à baisser ses coûts, à trouver de nouveaux débouchés… À terme, il devient moins compétitif, vieillissant, et ses produits sont plus chers sur le marché mondial. Les ventes baissent, il faut licencier. Se produit donc l’inverse de ce qui était espéré. Les preuves abondent. Quand George Bush avait pris une mesure similaire en 2002, les États-Unis avaient perdu 200 000 emplois industriels. Les effets pervers touchent également les pays visés : si l’Europe, par exemple, vend moins d’acier aux États-Unis, elle devra trouver d’autres clients, éventuellement en baissant les prix. Ou bien les producteurs d’acier devront baisser leur production faute de débouchés, une mesure qui peut se traduire par des fermetures d’usines, des plans sociaux…
Les conséquences d’une guerre commerciale « totale »
Et ce n’est pas tout. Une mesure protectionniste en appelle une autre en rétorsion. Si les États-Unis taxent l’acier européen, il y a de fortes chances pour que l’Europe, à son tour, taxe les importations américaines : l’acier, ou toute autre marchandise. C’est la logique du « donnant-donnant ». Admettons que l’Europe taxe les « Harley-Davidson, le bourbon et les jeans Levi’s », comme l’a suggéré Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne. Ce seront alors les fabricants de motos, de whisky ou de jeans américains qui seront affaiblis. Et ainsi de suite.
Dans une note publiée début juillet 2018, le Conseil d’analyse économique (CAE) évalue les conséquences d’un relèvement des droits de douane entre les principaux pays du monde. Dans le cas d’une « guerre totale » entre États-Unis, Chine et Europe, chacun verrait son PIB baisser de 3 à 4 points. Une catastrophe économique – et un échec politique majeur pour le multilatéralisme.
Éco-faits
EN 2017, 467 mesures protectionnistes ont été prises dans le monde, dont 90 par les États-Unis.
EN EUROPE, l’Allemagne et la Suisse figurent parmi les pays les plus protectionnistes au monde (respectivement au 4e et 6e rang).
LES BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) ont été à l’origine d’un quart des mesures protectionnistes prises ces quatre dernières années.
Source : Euler Hermès Economic Research, février 2018.
Y a-t-il un arbitre dans la salle ?
L’OMC (Organisation mondiale du commerce), créée en 1995, a pour mission de favoriser les échanges en fixant les règles du commerce mondial et en négociant les accords commerciaux. Mais la complexité du droit, de la gouvernance de cette organisation et la longueur des procédures rendent l’OMC peu opérante. D’ailleurs, depuis le début de la crise déclenchée par Donald Trump, l’OMC a brillé par son absence. Elle n’a fait que lancer une mise en garde, sans convoquer de réunion d’urgence. Il faut dire que les États-Unis s’ingénient à la mettre hors jeu. Washington explique que les mesures protectionnistes américaines sont motivées par la sécurité nationale. Dans sa note, le Conseil d’analyse économique préconise, en bonne logique, une réforme de l’OMC, et notamment de son organe de règlement des différends.
« Le spectre de la Grande Dépression »
Si le protectionnisme véhicule une image aussi sulfureuse, c’est qu’il a joué un rôle important dans la propagation de la crise de 1929, qui a marqué durablement les années trente et contribué à conduire à la Seconde Guerre mondiale. Pour protéger leurs entreprises qui faisaient faillite à tour de bras, les Américains ont en effet promulgué une hausse des droits de douane en juin 1930, à travers le Hawley-Smoot Tariff Act. Les mesures de rétorsion prises par l’Europe, notamment, ont entraîné une forte chute des échanges commerciaux, aggravant encore la crise mondiale.
D’ailleurs, 1 140 économistes américains, dont 14 prix Nobel, ont adressé mi-mai une lettre ouverte au président Donald Trump pour lui demander de renoncer à sa politique protectionniste, estimant qu’il faisait planer « le spectre de la Grande Dépression » sur les États-Unis et sur le monde.
« PROTÉGER LES INDUSTRIES NAISSANTES POUR CRÉER DES CHAMPIONS COMPÉTITIFS. »

François Bourguignon
Professeur émérite à l’École d’économie de Paris, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Faut-il donc une dose de patriotisme économique pour créer des champions nationaux ?
C’est l’argument des industries naissantes, encore peu productives car manquant d’expérience ou face à un marché peu développé. C‘est ce que l’Europe a fait avec Airbus, la Chine avec Alibaba, ou la Corée du Sud avec ses entreprises technologiques. Que ce soit sous forme de subventions, de tarifs douaniers ou de barrières à l’entrée – ces entreprises ont toutes bénéficié d’une protection à leurs débuts, avant de devenir ensuite des entreprises compétitives et concurrentielles à l’échelle mondiale. Le contre-exemple, c’est Bull : la France voulait en faire son champion informatique national, mais elle a échoué. L’entreprise ne devient un vrai champion que le jour où elle peut être compétitive sans protection. En revanche, le protectionnisme est vital pour les pays en voie de développement, notamment africains : ils ne pourront pas se développer par l’industrialisation sans protection initiale face aux producteurs occidentaux ou asiatiques.
Le protectionnisme est-il fondamentalement mauvais ?
Non, à condition de l’utiliser à bon escient et ne pas devenir prisonnier des entreprises protégées. Le pire scénario, c’est une industrie protégée qui n’atteint pas la compétitivité internationale et réclame périodiquement la prolongation de sa protection en menaçant de déposer son bilan. Les ressources publiques utilisées pour de telles sociétés seraient mieux utilisées ailleurs.
Quelles seraient les conditions ou les critères d’un libre-échange juste dans le monde ?
Il est difficile de mettre en place des normes sociales, tant le niveau de protection sociale varie selon les pays et résulte essentiellement de leur libre-arbitre. Un libre-échange « juste », c’est quand les produits sont vendus partout à leur coût de production. Ce qui est répréhensible, c’est le dumping, c’est-à-dire l’exportation de produits à des prix très inférieurs à leurs coûts de production. C‘est le reproche fait à la Chine sur l’acier ou les panneaux solaires.