L’essentiel
- En faisant du Salvador le premier pays du monde à considérer le bitcoin comme une monnaie légale en 2021, le président Bukele s'est aventuré dans un pari risqué.
- Le bitcoin n’a pas suscité la confiance de la population en raison de sa volatilité
- La cryptomonnaie ne remplit pas non plus les fonctions essentielles des monnaies traditionnelles.
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La nouvelle surprend le monde entier. Le 5 juin 2021, Nayib Bukele, le président du Salvador, plus petit pays d’Amérique Centrale, fait une apparition choc dans une vidéo diffusée lors d’une conférence sur le bitcoin à Miami.
« J’enverrai au Congrès un projet de loi qui fera du bitcoin une monnaie légale au Salvador », annonce-t-il, en anglais, au milieu des applaudissements enthousiastes de « la communauté crypto ». « Nous espérons que cette petite décision peut nous aider à pousser l’humanité au moins un tout petit peu dans la bonne direction », s’enthousiasme-t-il.
Trois jours plus tard, le Salvador approuve la loi Bitcoin et devient le premier pays du monde à adopter la cryptomonnaie comme monnaie de cours légal. En guise de célébration, les membres du gouvernement mettent des photos de profil sur Twitter avec des yeux lasers, un mème utilisé par les fans de bitcoin.
Coup de génie ou de folie ? Selon le gouvernement, le bitcoin présente plusieurs avantages pour le pays. L’économie du Salvador est entièrement dollarisée depuis 2001, ce qui place la politique monétaire du pays sous le contrôle indirect de la FED, la banque centrale des États-Unis.
Le bitcoin étant une monnaie décentralisée, son adoption permet, selon le vice-président du Salvador, Félix Ulloa, de rendre « la liberté » au pays. « Qui contrôle l’économie, peut contrôler la politique et même la culture », explique-t-il à la chaîne RT, lors d’un entretien le 19 février 2022. En somme, « ils (les États-Unis) contrôlent tout », dit-il.
Selon le gouvernement, l’utilisation du bitcoin aurait aussi des bénéfices pour la population. Il permettrait aux 3 millions d’émigrés, vivant pour la plupart aux États-Unis, d’économiser les frais de commissions (autour de 10 %) sur les transferts d’argent à leurs proches au Salvador, ce qui représente 23 % du PIB du pays (soit six milliards de dollars en 2020).
Enfin, le bitcoin « contribuera à l’inclusion financière de milliers de personnes qui vivent de l’économie informelle (70 % de la population) », assure le président Bukele dans la vidéo.
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Économie informelle
Désigne l’ensemble des activités économiques qui ont lieu en dehors du cadre formel et réglementé des marchés. Elle peut inclure des activités légales, comme l’échange de services entre voisins, ou illégales, comme le trafic de drogue ou le travail au noir. Elle est souvent présente de façon importante dans les pays en développement.
Le bitcoin peine à se généraliser
Sauf qu’un an après l’adoption du Bitcoin dans le pays, la cryptomonnaie peine à se généraliser. À San Salvador, la capitale du pays, les distributeurs de bitcoin prennent la poussière et rares sont les commerces qui proposent de régler en bitcoin.
« Aucun client ne nous a jamais payé en bitcoins », reconnaît Paola González, serveuse dans du café Andián, à San Benito, dans un quartier huppé de la capitale, qui ignore que la loi Bitcoin oblige les commerces à proposer une option paiement en bitcoin. « Nous n’avons pas de plateforme pour le faire », confie-t-elle.
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Quant à la diaspora, seuls 2 % des transferts ont été envoyés en bitcoin entre septembre et juin 2021. Le gouvernement avait pourtant offert 30 dollars aux Salvadoriens pour encourager le téléchargement du portefeuille électronique public « Chivo Wallet », créé pour l’utilisation de bitcoin. « Au début il y a eu un boom, tout le monde l’a téléchargé pour utiliser les 30 dollars », raconte Ricardo, serveur de 27 dans un restaurant de San Salvador, qui dit lui aussi avoir installé l’application pour récupérer cet argent.
« Avec un groupe d’amis, nous sommes allés dans un restaurant, la Pizza Hut, qui accepte les bitcoins. C’était chivo (chouette) » , se souvient-il. Mais par la suite, comme quatre personnes sur cinq qui ont téléchargé l’application (un peu plus de la moitié de la population), il ne l’a plus jamais utilisée.
« Le bitcoin n’est pas prêt en tant que monnaie »
Nombreux sont les Salvadoriens qui affirment avoir été repoussés par la volatilité de la monnaie. Contrairement à une monnaie fiduciaire régulée par une banque centrale, les cours des cryptomonnaies ne dépendent que du marché de l’offre et de la demande, ce qui les expose à d’importantes fluctuations. « Quand on a vu que le taux du bitcoin montait et descendait, nous avons perdu la confiance », explique Ricardo, qui ne voulait pas risquer ses faibles économies. Après avoir atteint un pic de 68 000,00 dollars pour un bitcoin, en novembre 2021, son cours a chuté. Aujourd’hui, il tourne autour de 17 800 dollars.
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Les finances publiques en pâtissent. Les 107 millions de dollars que le gouvernement aurait investi pour l’achat de 2 381 bitcoins, selon le site web Nayibtracker.com, ont fondu. Aujourd’hui, le stock de bitcoin salvadorien ne vaudrait guère plus que 67 millions de dollars.
« Le bitcoin n’est pas prêt en tant que monnaie », analyse José Luis Magaña, économiste pour le centre de recherche Panorama Económico. L’une des fonctions d’une monnaie est de constituer une réserve de valeur dans le temps.
Fonctions de la monnaie
La monnaie possède trois fonctions principales. Elle est un instrument d’échange : la monnaie sert à échanger des biens et des services et permet de faciliter les transactions en remplaçant les échanges de biens contre des biens, comme un éleveur qui pouvait donner à une époque une vache en échange de quelques sacs de blé. Elle est une réserve de valeur qui permet de stocker la valeur d’une économie, en conservant sa valeur dans le temps. Elle permet ainsi aux individus et aux entreprises de prévoir leur budget à moyen et long terme. Et elle est aussi une unité de compte pour évaluer la valeur des biens et des services en permettant ainsi de comparer les prix et les revenus, et de mesurer l’inflation.
« Le bitcoin se comporte davantage comme un actif spéculatif qu’une monnaie », constate-t-il. Détenir des fonds publics en bitcoin représente donc un risque important.
Cela revient à « confier la politique économique (du pays) à un billet de loterie », explique-t-il, « Vous pouvez y gagner ou y perdre. Et les dernières semaines nous indiquent plutôt que vous allez perdre », estime-t-il, faisant allusion au « cryptokrach » provoqué par la faillite soudaine de FTX, la deuxième plateforme d’échange de cryptomonnaies du monde, le 11 novembre (même si les défenseurs du bitcoin, connue comme « la reine des cryptomonnaies », assurent qu’elle présente moins de risques que les autres).
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« La vraie question n’est pas de savoir si d’autres pays vont adopter le bitcoin, mais de savoir quand »
En dépit du scepticisme que suscite le bitcoin, l’emballement du président Bukele ne faiblit pas. Depuis le 18 novembre, le gouvernement s’est mis comme objectif d’acheter un bitcoin par jour. La construction de la « Bitcoin City » – une ville libre d’impôts où le minage de bitcoin serait alimenté par l’énergie du volcan Conchagua – annoncée de manière spectaculaire en novembre 2021 au milieu de feux d’artifice, tient bon.
Et le gouvernement vient de confirmer, le 23 novembre, qu’il commencera prochainement à émettre un milliard de dollars de « volcano bonds », les premières obligations d’État adossées au bitcoin pour financer la construction de la « Bitcoin City » et l’achat de la cryptomonnaie.
Dans un texte publié le 30 septembre dans « Bitcoin magazine », en réponse à ses critiques, le président Bukele défend que sa décision d’adopter le Bitcoin comme monnaie de cours légal est « controversée » car « nous ne sommes qu’au tout début de ce changement de paradigme ». À ses yeux, il ne fait que suivre le cours de l’histoire. « Pour ceux qui ont compris, la vraie question n’est pas de savoir si d’autres pays vont adopter le bitcoin, mais de savoir quand », écrit-il. Il n’y a plus qu’a espérer pour les habitants de son pays qu’il ait raison.
Dans le programme de SES
Première. « Qu’est-ce que la monnaie et comment est-elle créée ? »