L'essentiel
- Dans plusieurs villes chinoises, des manifestations ont lieu depuis fin novembre pour dénoncer la très stricte politique zéro Covid menée par le gouvernement depuis fin 2019
- Derrière l'exaspération causée par les mesures sanitaires, émerge un profond malaise social : la croissance se tasse et les promesses de « prospérité commune » s'éloignent
- Le PCC reste soutenu par une majorité de Chinois, qui ont encore plus peur d'un changement de modèle.
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Ce n’est pas uniquement une question de mesures sanitaires. Le Covid-19 a accentué un malaise plus général : la Parti communiste ne remplit plus efficacement sa part du contrat social qui promettait à tous l’accès à la classe moyenne. Pour la société et l’économie chinoises, la transition est difficile. Pour l’Éco en a parlé avec un spécialiste du sujet.
Pourquoi lui ?
Jean-Louis Rocca est chercheur et professeur à Sciences Po. Il est diplômé de sociologie, d’économie et de chinois. Ses travaux portent sur les classes moyennes en Chine, la contestation sociale et le débat autour de la démocratisation.
En quoi les manifestations actuelles sont-elles inédites en Chine ?
Il est important de rappeler que, contrairement à l’image que l’on a en Occident, la Chine est un pays où il y a beaucoup de mouvements sociaux : au minimum deux ou trois grèves par jour, des manifestations des propriétaires d’appartements, de paysans, etc.
Mouvement social
Action collective qui vise à changer les comportements ou les institutions pour défendre une cause, des intérêts communs et/ ou transformer l'ordre social existant. Un mouvement social peut être de durée et d'ampleur variable.
Les manifestations actuelles sont particulières parce qu’habituellement, dans les mouvements sociaux, il y a une espèce de modus vivendi entre le parti et les manifestants : ils ont le droit de manifester, mais sans dépasser une ligne rouge, à savoir : ces mouvements ne doivent pas prendre une ampleur nationale. Le gouvernement ne supporte pas ce genre de choses. Il accepte les contestations seulement quand elles sont plus ou moins spontanées, limitées à une question particulière et localisées.
Répertoire d'action collective
Ensemble d'actions pour défendre collectivement une cause. Ce concept a été développé par le politiste et historien américain Charles Tilly. Il distingue le répertoire d'action « localisé et patronné », c'est-à-dire à proximité des lieux où vivent ceux qui protestent et avec des communautés à la recherche du « patrons puissants » (protestations inscrites dans des rites sociaux), du répertoire d'action « national et autonome », c'est-à-dire des mouvements de protestation avec une coordination nationale par des organisations spécialisées (syndicats qui appellent à la grève, manifestations, etc.).
Les manifestations des dernières semaines se déroulent majoritairement dans les villes, mais elles touchent plusieurs classes sociales : des jeunes, des étudiants, des seniors qui soutiennent… Il n’y a pas d’organisation ou de parti politique derrière, juste des individus qui se rassemblent.
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Comment est-on arrivé à un tel ras-le-bol d’une partie de la population chinoise ?
Beaucoup évoquent l’incendie qui a fait une dizaine de morts au Xinjiang [dans un immeuble confiné]. Et c’est vrai que cela a déclenché une manifestation à Shanghai, mais ce n’est pas l’origine entière des mouvements sociaux actuels.
C’est une accumulation de plusieurs facteurs : d’abord, le fait que les autorités, il y a quelques semaines, avaient annoncé un assouplissement des mesures dans la politique de lutte contre le Covid-19. Or, beaucoup de gens n’ont pas constaté de réelles différences. En même temps, les Chinois sont frustrés de voir dans les médias des foules, sans masque, sans distanciation sociale, lors de la Coupe du monde de football au Qatar.
À cela s’ajoute, le congrès annuel du Parti communiste, qui a mis en scène le pouvoir de Xi Jinping il y a quelques semaines.
Par ailleurs, l’économie chinoise tourne au ralenti depuis quelque temps, notamment à cause de la pandémie : les tests ont coûté cher, les autorités locales se sont endettées et les entreprises ont beaucoup investi.
Surtout, la politique zéro Covid a exacerbé un malaise général et des problèmes sociaux plus profonds.
Pendant trente ans, les Chinois se sont quand même enrichis. Pourquoi sont-ils aussi insatisfaits ?
Depuis la fin des années 1990, la Chine est lancée dans une transformation assez complète de sa société. En 20-30 ans, les ménages chinois sont devenus propriétaires d’appartement, ont mis leurs enfants à l’université, ont obtenu des postes mieux rémunérés. Autrefois paysans, ouvriers ou employés, beaucoup sont aujourd’hui ingénieurs, comptables ou occupent une profession plus prestigieuse. Ils peuvent voyager, étudier à l’étranger. Leur vie a complètement changé. La stabilité politique et sociale de la Chine est basée sur ce contrat social : le fait que les gens pauvres puissent atteindre la classe moyenne.
Le problème, c’est que ce contrat social marche de moins en moins bien : la compétition entre les gens éduqués, dans les différentes régions, ou dans les écoles est de plus en plus forte ; les salaires sont plus élevés ; beaucoup d’entreprises délocalisent (en Éthiopie, à Madagascar, etc.).
Le gouvernement voudrait réussir une transition vers une économie plus moderne, basée sur les hautes technologies, la finance et moins sur l’industrie traditionnelle. Mais cela prend du temps.
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La société chinoise est-elle sur le point de se révolter ?
Ces manifestations fragilisent le gouvernement, mais - et cela peut paraître paradoxal vu d’Occident - le Parti communiste est tout de même majoritairement soutenu par la population. La révolution ou la rébellion, ce n’est pas pour demain !
Bien sûr il y a une expression de mécontentement. Et cela montre que la société chinoise d’aujourd’hui, on ne la traite pas comme on la traitait il y a 30 ans. Les attentes, les désirs, les aspirations ont complètement changé.
Nouveaux mouvements sociaux
Les conflits sociaux classiques, symbolisés par le syndicalisme et le mouvement ouvrier, portaient sur la distribution des richesses. Depuis les années 1970, de nouveaux mouvements sociaux (NMS) ont émergé et défendent de nouvelles causes « moins matérialistes » et plus symboliques comme les droits des immigrés, des homosexuels ou encore le droit à une alimentation saine.
Néanmoins, pour beaucoup de Chinois, l’idée même de renverser le Parti communiste apparaît complètement irréaliste et même dangereuse : « On met quoi à la place ? Des élections ? Est-ce que cela va apporter la prospérité ? ». Changer de système politique amènerait de grands bouleversements et cela fait peur. Les Chinois sont conservateurs, ayant obtenu beaucoup d’avantages au cours des dernières décennies, ils ne sont pas prêts à prendre des risques avec le modèle.
Ils sont davantage en demande de libertés fondamentales (expression, publication, déplacement) que de libertés politiques (voter, syndicat libre, etc.)
Paradoxe de l'action collective
Théorie développée en 1966 par Mancur Olson, économiste américain et pionnier de l’analyse des mouvements sociaux, selon lequel il serait individuellement irrationnel de participer à une action collective : coûteuse en argent perdu durant l'arrêt de travail (dans le cas d'une grève par exemple) et en temps passé à manifester ou s'informer, la participation, à titre individuel, a peu d'incidence sur le succès ou l'échec de la mobilisation collective.
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Ce 2 décembre, les autorités chinoises ont annoncé l’allégement des mesures anti-Covid dans plusieurs villes. Le gouvernement cède-t-il ?
Lors des manifestations, se mèlent répression et négociation. Des barrières antiémeutes sont installées dans les rues et il y a davantage de patrouilles. Mais la répression ne va pas très loin. Contrairement à d’autres pays, on ne tire pas sur la foule, les gens sont rarement blessés. Il y a tout de même des arrestations, (on arrête les meneurs souvent, on les garde, puis on les relâche). On « s’arrange » aussi beaucoup avec de l’argent.
En parallèle, Pékin communique sur des assouplissements de mesures sanitaires car la priorité aujourd’hui est de régler cette question de politique zéro covid. Ce n’est pas simple, le variant Omicron est moins létal, mais plus contagieux. Les populations ne sont que très peu vaccinées. Autant, au début de l’épidémie, les Chinois faisaient partie des bons élèves avec peu de morts, autant ils perdent la deuxième mi-temps aujourd’hui. Le gouvernement est coincé entre la nécessité d’assouplir sa politique car la population n’en peut plus, et les risques très forts de voir l’épidémie reprendre.
Le gouvernement tente enfin de casser les dynamiques de la mobilisation. Pour les décourager, les étudiants sont invités à rentrer chez eux dès maintenant alors que les vacances ne commencent que dans un mois.
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Crédits photo de portrait : capture d'écran France Culture
Dans le programme de SES
Terminale « Comment expliquer l'engagement politique dans les sociétés démocratiques ? »