Géopolitique

Merkel et la crise des réfugiés de 2015 : de nombreuses motivations, pour quel coût économique ?

En 2015, la chancelière allemande ouvre les frontières allemandes à plus de un million de réfugiés. Retour sur les tenants et aboutissants de cette décision historique, souvent mal comprise en France, qui a marqué son avant-dernier mandat.

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© Stefan BONESS/PANOS-REA.

[C’était Merkel - 3/6] Le 26 septembre, après les élections fédérales, Angela Merkel ne sera plus la chancelière allemande. Les jeunes nés après novembre 2005 connaîtront pour la première fois un autre dirigeant outre-Rhin. L’occasion pour Pour l’Éco de revenir sur les choix de politiques économiques qui ont marqué ses quatre mandats. Ici, l’accueil de plus de un million de réfugiés.

C’est peut-être l’épisode le plus marquant des quatre mandats successifs d’Angela Merkel. Celui qui lui a valu d’être qualifiée de personnalité de l’année 2015 par le Time et d’être celle qui « sauve l’honneur de l’Europe » selon Emmanuel Macron.

En 2015, des centaines de milliers de Syriens, Irakiens, Érythréens et Afghans traversent la Méditerranée, fuyant notamment des guerres et des régimes dictatoriaux. Arrivés en Grèce, ils prennent la route des Balkans et atteignent les frontières de l’Europe de l’Ouest. 

À la fin de l’été, c’est sans eau, sans nourriture, sans toit, que ces réfugiés se retrouvent en Hongrie et en Pologne, coincés. L’Europe n’arrive pas à s’entendre dans l’urgence sur un principe de répartition. 

Angela Merkel prend les devants. Le 31 août, elle choisit de s’adresser à sa nation. Sans regarder ses notes, le regard droit devant, elle lance son célèbre « Wir schaffen das » (en français : « Nous y arriverons ») annonçant l’ouverture des frontières allemandes. Au total, plus de 1,2 million de personnes seront accueillies entre 2015 et 2016 en Allemagne. 

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La culture d’accueil allemande

« Nous y arriverons, [car] nous avons déjà tant fait », explique la chancelière allemande ce jour-là, en référence aux épisodes d’accueil de réfugiés qui ont jalonné l’histoire allemande après la seconde guerre mondiale. 

Économiste spécialiste de l’Allemagne, Isabelle Bourgeois rappelle que « tout a commencé en 1944 » dans un pays en ruine. « La future République fédérale allemande, qui comptait quelque 50 millions d’habitants, a accueilli une douzaine de millions de réfugiés fuyant l’avancée soviétique. »

À compter de 1949 et tout au long du XXe siècle, on compte plusieurs vagues d’arrivées en Allemagne de l’Est et de l’Ouest.

En leur sein, liste l’historienne des migrations Gwénola Sebaux : « des ressortissants allemands et leurs descendants vivant en Europe centrale, expulsés ou discriminés par les régimes communistes », « les Allemands de l’Est fuyant en Allemagne de l’Ouest la dictature naissante de la RDA », « les Boat people dans les années 1970, les réfugiés fuyant la guerre d’ex-Yougoslavie dans les années 1990 ».

Sans oublier pour l’Allemagne de l’Ouest les « Gastarbeiter », des travailleurs présumés temporaires dont beaucoup sont finalement restés. 

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Ainsi, expose Isabelle Bourgeois, la société allemande « a eu l’habitude de se construire sur cette diversité, avec une intégration de ces réfugiés ou travailleurs plus ou moins difficile ». Résultat : « un quart de la population a, selon la formule outre-Rhin, un arrière-plan migratoire »

Éco-mots

Arrière-plan migratoire

Formulation issue des statistiques officielles allemandes. Ces dernières emploient le terme « Migrationshintergrund » pour désigner une personne elle-même immigrante ou l’enfant d’au moins un parent immigré, ou alors quelqu’un qui n’a pas la nationalité allemande et dont l’un des parents non plus. Entre 20 et 25 % de la population allemande est concernée. 

L’historienne Gwénola Sebaux explique également la décision de Merkel par « un éventail de motivations diverses ». Sur le plan personnel d’abord puisque « la chancelière a elle-même connu la dictature de l’Allemagne de l’Est – elle est fille de pasteur, dont l’éthique personnelle correspond à cette décision »

Au niveau de l’opinion publique ensuite : « Le droit d'asile est inscrit dans la constitution allemande, en réponse à l'expérience historique du nazisme (les opposants furent alors accueillis en Europe ou aux États-Unis). » L'opinion publique, « justement en vertu de ce sentiment de culpabilité historique », est encore favorable, à ce moment-là, à l’accueil des réfugiés.

Une décision motivée par des objectifs économiques ?

C’est un élément très repris en France, le besoin de main-d'œuvre. La pénurie est réelle dans le pays vieillissant qu’est l’Allemagne : depuis les années 1970, on y compte plus de décès que de naissances. Et la situation ne devrait pas s’arranger : des projections démographiques tablent sur un recul de 20 % des actifs d'ici à 40 ans.

Un argument trompeur vu les profils des premiers arrivants, s’insurge l’économiste Isabelle Bourgeois. 

« Ce n’était pas des médecins syriens mais des femmes, parfois analphabètes, et de jeunes enfants. La question de la main-d’œuvre étrangère est venue dans un second temps. Les Allemands ont estimé que si cette population voulait rester, il fallait l’intégrer dans le marché du travail. »

Des structures d’hébergement déjà existantes

Forte de cette culture d’accueil, l’Allemagne peut abriter des réfugiés en nombre, « s’appuyant sur des structures mises en place lors de la vague des années 1990 de demandeurs venant d’ex-Yougoslavie », explique l’économiste des migrations Ekrame Boubtane.

Et Angela Merkel le sait. « Nous sommes un État fort », lance-t-elle d’ailleurs lors de ce fameux discours. Première économie européenne, l’Allemagne affiche alors 6,2 % de chômage.

Si, dans les premières semaines, les infrastructures existantes ont été débordées, « nous n’avons pas vu des personnes logées pendant des mois dans des tentes de fortune comme en France », rappelle Ekrame Boubtane. « Elles ont été réparties sur tout le territoire et logées dans des structures publiques. » 

Un coût politique important

Accueillir plus de un millions de réfugiés a toutefois un coût : quelque 20 milliards d’euros par an, selon les chiffres du ministères des Finances allemand. Un chiffre qui comprend le coût de l'instruction de la demande d’asile et des plans d'intégration, ainsi que les aides aux développement, relève Ekrame Boubtane, la spécialiste des migrations internationales, mais sans prendre en compte les « bénéfices de cette politique pour l’économie ».

Même s’il a fallu former ces personnes, abonde Isabelle Bourgeois, « dans la mesure où une partie d’entre elles travaillent, cotisent et donc alimentent les caisses d’assurances sociales, cela fait autant de moins à débourser pour l’État allemand ».

Des chercheurs qui ont étudié les migrations en Allemagne de 2006 à 2019, ont montré que « l’effet de la migration a été bénéfique pour l’économie allemande », relève Ekrame Boubtane. « On ne s’attend pas à ce que cet accueil, qui représente un coût budgétaire, constitue en soi un coût économique. Au niveau microéconomique, les résultats sont plutôt encourageants : les réfugiés arrivés récemment se sont mieux intégrés que ceux des années 1990. » 

Sur la vague de réfugiés arrivés en 2015, ils sont, en 2019, 40 % à avoir trouvé un emploi, montre Herbert Brücker, chercheur à l’Institut allemand des études de marché et de recherche (IAB). « Et plus de la moitié travaillant comme spécialistes avec un niveau d’expérience élevé : il ne s’agit pas de métiers à faible qualification », ajoute Ekrame Boubtane. 

Si le bilan économique est positif, le coût politique que cette décision a entraîné pour la chancelière a été élevé, avec, en 2017, l’entrée au parlement de l’AFD, parti d’extrême droite, une première depuis la Seconde Guerre mondiale. 

Dès 2016, la chancelière « ferme les robinets. Elle passe d’une politique libérale d’ouverture à une politique de fermeture qui reste ambiguë », commente Gwénola Sebaux. 

Pourtant, l’Allemagne pouvait et peut encore se permettre aujourd’hui d’accueillir un grand nombre de réfugiés, estime l’historienne, d’autant qu’elle a toujours ce puissant besoin de main-d’œuvre qu’elle n’arrive pas à combler. 

Reste à savoir si le futur chancelier allemand prononcera aussi, lors d’une nouvelle vague de réfugiés, ces mots chargés d’histoire : « Wir schaffen das. »

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