Aux États-Unis, les économistes les appellent les « NLF » ou « Not in the Labor Force ». Ce sont les individus en âge de travailler qui ont renoncé à trouver un emploi. Les hommes sont de plus en plus représentés dans cette population méconnue. Entre février 1948 et février 2023, la part de ceux qui travaillent ou cherchent à travailler a baissé de près de vingt points, passant de 87% à 68%. Une érosion lente mais nette qui contraste avec la tendance observée chez les femmes, dont la participation au sein de la population active a augmenté de 32,4% à 57,2% sur la même période, malgré le coup d'arrêt de la crise sanitaire.
D’après le démographe Nicholas Eberstadt, auteur du livre Men Without Work, cette « armée » d’hommes représentait sept millions de personnes entre 25 et 55 ans en 2018. « Ces deux dernières générations, les États-Unis ont souffert d'une catastrophe silencieuse, sans commune mesure avec les autres sociétés occidentales développées: c'est l’effondrement du travail… pour les hommes », écrit-il.
Une des conséquences de la crise des opioïdes
Longtemps éclipsé par le combat des femmes pour l’égalité économique et professionnelle, le phénomène intrigue les experts. En 2017, Eleanor Krause et Isabel Sawhill, chercheuses à la Brookings Institution, un think tank réputé de Washington, ont tenté de dégager les raisons de cette tendance. Leur conclusion: « un fossé grandissant entre les compétences demandées par les employeurs et celles offertes par la main-d'œuvre ».
En effet, côté demande, la mondialisation et les progrès technologiques de ces dernières décennies ont rendu obsolètes certaines professions occupées par des hommes, dans le domaine manufacturier notamment, et ont exercé une pression à la baisse sur le stock d'emplois peu qualifiés, conduisant de nombreux Américains à quitter le marché.
Côté offre, le manque de qualifications est en cause, mais pas uniquement. Les expertes invoquent les problèmes de santé (handicap physique, alcool, troubles mentaux...) rencontrés par la population masculine, dont la baisse de l’espérance de vie est plus prononcée ces dernières années que chez les Américaines. Elles notent aussi l'accès accru à des subventions publiques diverses (handicap, aide alimentaire…). Mais ce dernier point pourrait être aussi bien une cause qu'une conséquence de l’augmentation du nombre de « NLF » masculins.
D’autres économistes et sociologues ont mis en avant la responsabilité de la « guerre contre la drogue », une vaste politique de lutte contre la criminalité lancée par le républicain Richard Nixon dans les années 1970, qui a eu pour conséquence d'envoyer des millions d’hommes non-blancs derrière les barreaux. Ce qui a réduit leurs futures perspectives d'embauche. Autres explications : le boom des jeux vidéos, qui a eu pour effet de réduire légèrement les heures de travail des Américains de 21-30 ans, et l’impact de la crise des opiacés, ces anti-douleurs hautement addictifs, consommés par les hommes essentiellement.
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Ces hommes blancs qui meurent de désespoir
Tués par la consommation d'alcool et les overdoses, ces Blancs fauchés dans la force de l'âge (45-54 ans) constituent ce que les économistes de l'université Princeton, Anne Case et Angus Deaton (lauréat du Prix Nobel d'économie 2015), ont appelé les « morts du désespoir » dans leur livre de 2020.
Rien qu'en 2017, ils en ont recensé 158 000 outre-Atlantique. Ils ont aussi trouvé que les hommes blancs de 25-54 ans étaient moins susceptibles de posséder un diplôme universitaire (quatre ans d'études) que les femmes blanches des mêmes âges, ce qui les exposaient davantage au chômage et la précarité. Surtout, ils sont isolés: ils ne sont pas mariés ou n'ont plus de contact avec leur famille.
« Prendre parti pour les femmes et les filles contre les hommes et les garçons est un faux choix. Nous devons nous concentrer sur les deux côtés des inégalités de genre », plaide Richard Reeves, chercheur à la Brookings et auteur d’un livre sur les défis auxquels font face les hommes outre-Atlantique. « Le but des mouvements féministes de l’après-guerre - assurer l’indépendance économique des femmes - a été globalement atteint aux États-Unis, qui plus est très rapidement. Aujourd’hui, les femmes sont les sources principales de revenu au sein de 40 % des ménages américains. Dans le même temps, nous n’avons pas été en mesure de donner une vision positive aux hommes dans ce nouveau monde d’égalité des genres. Or, l’ajustement et l’adaptation de la masculinité ne se feront pas tout seuls ».
Pour y remédier, l’expert propose d’encourager les hommes à se former, avec l'aide de bourses, à des professions qui se sont féminisées ces dernières décennies: enseignants, infirmiers, psychologues, travailleurs sociaux… De la même manière que les jeunes femmes ont été incitées, avec succès, à rejoindre les filières scientifiques, technologiques, mathématiques ou d’ingénierie: leur part au sein de ce champ d’activité serait passé de 8% dans les années 1980 à 27% aujourd’hui, d’après les calculs de Richard Reeves. « Si on ne résout pas ce problème, le malaise masculin sera exploité par des populistes de talent et autres personnalités de l'Internet, poursuit-il. Un grand nombre d’hommes se sentent négligés, ignorés ou exclus. La conséquence: un terreau fertile où l’on peut planter de mauvaises graines ».