L’essentiel
- L’engagement politique contre la Coupe du monde au Qatar est supérieur dans les stades allemands qu’ailleurs en Europe
- En Allemagne, la sociologie des tribunes est différente, les supporters plus sensibilisés aux questions environnementales.
- Mode de contestation non conventionnel, le boycott est en Allemagne un mode de contestation légitime et répandu
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« Plus de morts que de minutes jouées », « les valeurs morales perdues, le football en supporte le coût ». Depuis plusieurs semaines, les messages contre la Coupe du monde au Qatar, qui se dispute du 20 novembre au 18 décembre, se multiplient dans les tribunes allemandes. De Fribourg à Berlin, ils étaient encore des milliers de supporters, le week-end dernier, à déployer de petites banderoles appelant à boycotter l’événement, dénonçant un désastre écologique et humain. Des actions d’une ampleur inédite qui font de notre voisin d’outre-Rhin le leader de la contestation.
Une politisation plus marquée des supporters allemands
Avec l’un des taux de remplissage des stades les plus importants du continent (souvent supérieur à 90 %), l’Allemagne considère le football comme un sujet « extrêmement sérieux », rappelle Sébastien Louis, historien et spécialiste des supporters. « Les débats sur la Coupe du monde au Qatar, lancés depuis longtemps par des médias aussi bien privés que publics », ont donc trouvé un écho favorable dans les tribunes. Dans ces dernières « les ultra du foot s’enracinent plutôt à gauche et s’opposent donc à l’ancienne génération de hooligans, positionnée à l’extrême droite ».
Pour expliquer cet engagement politique contre le Mondial au Qatar, nettement plus affirmé que dans le reste de l'Europe, Patrick Mignon, sociologue du sport, souligne l’importance de la politique allemande du supportérisme. « En France, la problématique de la répression tend à exacerber un seul type de conflit, contre la police ou la Ligue de football professionnel (LFP). En Allemagne, le supportérisme est une politique d’ouverture en direction des tribunes. Elles sont donc très puissantes, organisées et peuvent développer plus sereinement leurs affinités politiques ».
« Le football, une institution qui doit être la plus démocratique possible »
En effet, à l’exception de quelques banderoles déployées le week-end dernier, à Saint-Étienne, Nantes, Lens ou… même au Parc des Princes, par les ultras auxerrois en déplacement dans l’antre du PSG (club racheté en 2011 par l’émir du Qatar), les tribunes françaises sont restées assez discrètes. « Il y avait seulement eu une banderole ‘’Boycott Qatar 2022’’ à Guingamp, lors de la venue de Gianni Infantino, le président de la FIFA, invité par Noël Le Graët, le président de la FFF », se remémore Sébastien Louis. C’était en avril, lors d’un match contre Toulouse.
L'engagement fort des tribunes d’outre-Rhin s’explique aussi par les politiques d’accès au stade, qui garantissent une représentation de la société allemande dans son ensemble. « On conserve un ancrage populaire, notamment grâce au prix des places, à l’inverse de l’Angleterre qui est dans une logique de privatisation du foot. En Allemagne, le football est une institution qui doit être la plus démocratique possible », analyse Patrick Mignon.
Le poids électoral actuel des Verts allemands, entrés au gouvernement fin 2021, se retrouverait ainsi dans les idées défendues dans les stades, où « l’écologie est une composante très affirmée », poursuit le sociologue. D’où cette dénonciation de l’impact du Mondial au Qatar sur la planète.
Chants, banderoles, tables rondes, cartes postales, des actions collectives variées
Forme d’engagement politique et de participation non conventionnelle, l’appel au boycott de la compétition repose en Allemagne à la fois sur des chants et des banderoles, modes opératoires classiques et non-violents des supporters, mais aussi sur un site boycott-qatar.de soutenu par une centaine de groupes. Son objectif : sensibiliser aux problématiques du Mondial et proposer plusieurs idées d’actions de protestation : organisation de tables rondes, envoi massif de cartes postales à la FIFA, refus d’acheter des produits en lien avec la Coupe du monde ou de marques sponsorisant le tournoi.
Répertoire d’action collective
Ensemble des moyens d’actions dont dispose un groupe contestataire pour se faire entendre dans un lieu et une époque donnés. C’est un concept sociologique développé en 1984 par le politiste et historien américain Charles Tilly pour rendre compte des transformations intervenues dans le cadre des mobilisations contestataires. Ils comprennent des moyens d’action individuels et collectifs conventionnels, comme le vote, et non conventionnels comme le boycott.
« Le boycott est une arme forte qui interpelle l’opinion. C’est un moyen d’action légitime qui s’explique par une forte politisation des tribunes sur la question des droits de l’homme. Cette dernière est beaucoup plus prégnante avec l’enchaînement entre la Coupe du monde en Russie et au Qatar, les derniers JO d’hiver à Pékin », décrit Ronan Evain, directeur général de l’association Football Supporters Europe (FSE). Et Patrick Mignon de préciser : « Être supporter en Allemagne, aujourd’hui, c’est être un citoyen conscient des enjeux contemporains ».
Les nouveaux enjeux de mobilisation
Parmi eux, ceux qu’on appelle les nouveaux enjeux de mobilisation, comme la lutte contre les discriminations, au cœur de l’opposition à cette Coupe du monde. « On peut voir depuis plusieurs années dans le pays des campagnes de supporters dénonçant les discriminations homophobes, transphobes », insiste Sébastien Louis, alors que l’homosexualité est illégale au Qatar. « Ils ont par ailleurs une grande proximité avec l’international. Les ultras allemands voyagent énormément, ce sont souvent des adeptes du groundhopping (assister à des matchs dans le plus de stades possible). Ils avaient par exemple déployé des banderoles après la tragédie survenue dans un stade en Indonésie, en octobre (135 morts) ou même, à Düsseldorf, manifesté leur soutien à la cause kurde ».
Si le public allemand est donc bien aujourd’hui à la pointe des protestations, la question du boycott « s’est d’abord posée en Norvège et au Danemark », comme le rappelle Ronan Evain, « avec des campagnes très structurées déclenchant un véritable débat public ».
Ces débats de société en lien avec la Coupe du monde, aujourd’hui centrés sur le Qatar, pourraient aussi viser dans le futur l’Arabie Saoudite, son frère ennemi de la péninsule Arabique, qui lorgne selon le Times l’organisation de l’édition 2030.
« Reste à savoir si la FIFA aura tiré les leçons ou si elle poussera la candidature saoudienne, comme elle semble le faire », conclut le directeur général de FSE. Le pays a déjà obtenu dernièrement l’accueil des Jeux asiatiques d’hiver 2029 qui se dérouleront… au milieu du désert.
Dans le programme de SES
Terminale. « Comment expliquer l’engagement politique dans les sociétés démocratiques ? »