Géopolitique

Pourquoi l'incompatibilité du triangle de Mundell rendait l'Euro indispensable

Le "triangle de Mundell" explique pourquoi une économie ne peut pas avoir à la fois un change fixe, une libre circulation des capitaux et une politique monétaire autonome. Ce rude principe a influencé la construction européenne, la marche vers l'Euro et la naissance d'une BCE supranationale indépendante.

Eric Keslassy, enseignant d’ESH en classe préparatoire
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Illustration de l'article Pourquoi l'incompatibilité du triangle de Mundell rendait l'Euro indispensable

© Midjourney

Au cours des années 1960, l’économiste canadien Robert Mundell – Prix Nobel d’économie en 1999 – démontre qu’une économie ne peut pas cumuler trois objectifs : adopter un régime de change fixe pour sa monnaie ; permettre la libre circulation des capitaux et garder une politique monétaire autonome. Il est possible de les cumuler deux à deux mais jamais les trois à la fois.

Pourtant, en première analyse, ces trois objectifs sont chacun d’entre eux souhaitables : le change fixe favorise les échanges commerciaux, élimine les risques de change et donne confiance aux investisseurs étrangers ; la libre circulation des capitaux ouvre  aux agents économiques domestiques l'accès aux marchés financiers étrangers tant pour placer des fonds que pour en emprunter. Par exemple, l’État peut faire « rouler sa dette » et donc investir plus que s’il ne pouvait compter que sur l’épargne interne pour financer ses dépenses par emprunt.

Enfin, une politique monétaire autonome suppose que la banque centrale puisse répondre aux problématiques internes (viser la croissance économique et la lutte contre le chômage ou, au contraire, lutter contre l’inflation) sans se préoccuper d’un objectif externe (comme la stabilité de la monnaie sur le marché du change).

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Trois objectifs incompatibles entre eux

Une façon simple de se rendre compte des implications de ce triangle d’incompatibilité1 ( "Triangle de Mundell")  est de partir d'une situation concrète.

Supposons que la conjoncture morose d’une économie conduise la banque centrale à mettre en place une politique de relance avec baisse des taux directeurs. Cette baisse devrait favoriser une reprise de l’activité économique. Mais en même temps, elle tire les taux d’intérêt vers le bas, ce qui va conduire les détenteurs de capitaux à placer ces capitaux ailleurs, là où les taux restent élevés. Mais alors les investisseurs offrent de la monnaie nationale sur le marché des changes, conduisant alors à une dévaluation de cette monnaie.

Or, cette baisse de la valeur de la monnaie n’est pas possible en vertu du change fixe (posé comme une hypothèse dans le cadre du triangle). Cela va donc obliger la banque centrale à redresser ses taux directeurs pour faire revenir les capitaux, pour que la monnaie nationale retrouve sa parité de départ. Mais cela reviendrait à revenir sur la décision de départ, une baisse des taux. CQFD. Le problème apparaît sans issue : la politique monétaire ne peut pas être autonome.

Récapitulons. Dans un contexte de libre circulation des capitaux, pour maintenir son objectif externe (stabilité du taux de change), la banque centrale a dû renoncer à sa politique économique (et se résoudre à ne pas atteindre son objectif interne, dans notre exemple la croissance économique. C.Q.F.D. Il y a bien incompatibilité entre les trois principes mentionnés dans le triangle de Mundell.

La dure leçon des Européens

Les pays de la CEE (Communauté économique européenne) ont appris à leurs dépens à respecter le triangle d’incompatibilité. Les membres de la CEE ont toujours veillé à conserver un change fixe entre leurs monnaies pour bénéficier à plein des effets positifs sur la croissance économique de la construction d’un marché commun (et du libre-échange qu’il implique).

La signature de l’Acte unique en 1986, qui impose la libre circulation des capitaux (en plus de celle des biens et des services déjà mise en place), est à l’origine d’une difficulté prévisible en raison du triangle d’incompatibilité : conserver le change fixe empêche la politique monétaire de rester autonome.

Dans le cadre du SME (Système monétaire européen), les monnaies des pays de la CEE doivent respecter une marge de fluctuation de +/- 2,25 % par rapport à l’écu (une unité de compte artificielle dont la valeur est calculée à partir d’un panier de monnaies européennes). La libre circulation des capitaux va indirectement conduire à l’implosion de ce mécanisme en 1992 et accélérer l’intégration monétaire européenne, avec l’édification de la zone euro en 1999.

Expliquons : pour lutter contre l’inflation issue de la réunification de l'Allemgne, la banque centrale allemande décide d’augmenter ses taux directeurs. Dès lors, des capitaux placés en Angleterre se rendent massivement en Allemagne pour profiter d’une meilleure rentabilité. Ce mouvement provoque une forte baisse de la valeur de la livre sterling, ce qui n’est pas possible au sein du SME. 

Par conséquent, la Banque d’Angleterre se retrouve vite dans l’obligation de relever ses taux directeurs, ce qu’elle se refuse à faire, par crainte d'une récession d'une hausse du chômage au Royaume Uni.  Également poussée par une attaque spéculative contre la Livre, la Banque d’Angleterre doit accepter une dévaluation de la livre. Le triangle de Mundell est à nouveau vérifié.

Pas d'autre choix qu'une monnaie unique

Le marché unique impose donc une monnaie unique : « Vous n’avez pas besoin d’un doctorat pour comprendre le besoin d’une union monétaire pour établir un marché unique » s'agaçait le président de la Commission européenne Jacques Delors dès décembre 1985.

Les difficultés des monnaies à se maintenir dans les marges étroites du SME ont fini par contraindre les pays à créer l'euro, ce qui revenait bien à respecter les enseignements du triangle d’incompatibilité.

Avec la création de la zone euro, on peut cependant, dans le triangle, distinguer deux combinaisons. La première combinaison est celle qui s’impose aux pays membres : l’euro est une monnaie en ancrage fixe dur puisque les pays membres ont transféré leur souveraineté monétaire à la Banque centrale européenne (BCE), si bien que la libre circulation des capitaux s’associe à une politique monétaire qui n’est plus autonome (à l’échelle nationale) ; ainsi, le taux de change de l’euro s’applique sur l’ensemble de la zone et la politique monétaire décidée par la BCE est unique.

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La seconde combinaison est celle de la zone euro prise comme un ensemble : la monnaie est en change flottant sur le marché des changes (par exemple, il y a flottement de l’euro par rapport au dollar) ; par conséquent, avec la libre circulation des capitaux, la politique monétaire de la BCE est autonome (à l’échelle de la zone euro).

Pour que la zone euro soit une Zone monétaire optimale (ZMO)2 – un autre concept inventé par Robert Mundell –, il faudrait qu’il existe une parfaite circulation du travail d’un pays membre à un autre… Mais c’est encore une autre « histoire » !

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1. Robert Mundell, « Capital mobility and stabilization policy under fixed and flexible exchange rates », 1963.

2. Robert Mundell, « A Theory of Optimum Currency Area », 1961

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