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Poutine englué dans les « paradoxes de la stratégie »

En février, la Russie envahissait l’Ukraine. La deuxième puissance militaire du globe pensait dominer rapidement son voisin qui ne figure qu’au 22e rang. Pourtant, le Kremlin est en déroute. Les leçons de Clausewitz et Luttwak.

Frédéric Munier, professeur de chaire supérieure, enseigne la géopolitique au lycée Saint-Louis (Paris) et à Skema Business School
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Illustration de l'article Poutine englué dans les « paradoxes de la stratégie »

© Eric BOUVET/REA

Dans un ouvrage majeur intitulé Le Grand Livre de la stratégie, le géopolitologue américain Edward Luttwak a mis en évidence la nature complexe et éminemment paradoxale de la stratégie.

Il y explique que la logique conflictuelle est à l’opposé de celle qui nous guide dans la vie courante. Luttwak souligne par exemple qu’en situation de guerre, une série de victoires peut mener à la défaite si l’on s’éloigne trop de ses bases ; ce fut le cas de la Grande Armée napoléonienne lors de la campagne de Russie.

Autre paradoxe, la supériorité numérique ne garantit pas la victoire : que l’on pense à la défaite de la chevalerie française à Azincourt ou, plus près de nous, aux déroutes américaines au Vietnam et en Afghanistan.

Cela tient à la nature profondément humaine des conflits, où les adversaires ne cessent de s’adapter les uns aux autres. Comme le notait déjà Clausewitz, « la guerre n’est pas un exercice de la volonté appliquée à une matière inerte comme dans les arts mécaniques, mais à un objet qui vit et réagit. Il est frappant de voir combien les schémas idéologiques des arts et des sciences sont peu faits pour cette activité ».

Matière vivante

Mais l’un des paradoxes suprêmes de la stratégie, c’est que les victoires ne s’additionnent pas : une armée peut très bien remporter des succès tactiques sur le champ de bataille, mais perdre la guerre à l’échelle de la « grande stratégie ». La guerre d’Ukraine offre une illustration saisissante de ce paradoxe.

L’armée russe, après avoir enregistré des victoires initiales, se trouve actuellement dans une situation de repli. Mais même à penser que Moscou soit en mesure de mener une contre-offensive massive, voire utilise des moyens tactiques inédits comme des armes nucléaires de faible intensité, la guerre d’Ukraine est déjà perdue à l’échelle de la grande stratégie.

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Pourquoi ? Rappelons les buts initiaux que poursuivait Vladimir Poutine en février : prendre Kiev et renverser le gouvernement de Zelensky afin de vassaliser le pays.

Quelle est la situation aujourd’hui ? L’OTAN que l’on disait « obsolète » est plus forte que jamais, des pays jusque-là neutres comme la Finlande, l’ont rejointe, l’Union européenne ressoudée se désengage de sa dépendance au gaz russe, l’Allemagne se réarme, l’Ukraine s’est unifiée autour d’un président qui, d’ancien comique, est devenu un symbole de la résistance.

Enfin, la jeunesse russe la plus dynamique quitte son pays pour échapper à la conscription tandis que la Chine observe la Russie sans lui apporter d’autre soutien réel que des mots. Quelle que soit la réaction tactique de Moscou, la guerre est déjà perdue à l’échelle de la grande stratégie. Seul le Kremlin fait semblant de l’ignorer pour le moment…

La guerre n’est pas un exercice de la volonté appliquée à une matière inerte comme dans les arts mécaniques, mais à un objet qui vit et réagit. Il est frappant de voir combien les schémas idéologiques des arts et des sciences sont peu faits pour cette activité.
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