Le contrat du siècle, acte II. Les Émirats arabes unis (EAU), dont la France est le deuxième plus gros fournisseur d’armes, pourraient bien faire oublier à l’industrie française de l’armement le gigantesque fiasco des sous-marins australiens : après plusieurs années de négociations, Abu Dhabi vient de commander 80 Rafale (des avions de chasse dernier cri produits par Dassault Aviation), pour un total de 14 milliards d’euros, auxquels viennent s’ajouter 2 milliards d'euros d’armement.
En visite (controversée) dans le Golfe, Emmanuel Macron s’est félicité du « plus gros contrat de notre histoire », rappelant son impact sur l’économie française. C’est en effet une bouffée d’air frais pour les chaînes de production de Dassault, pérennes jusqu’en 2031, ainsi que pour les 400 entreprises françaises impliquées dans la fabrication du Rafale.
« Petite » ombre au tableau, toutefois : les armes françaises livrées à l’Arabie saoudite, mais également aux EAU servent – on le sait depuis 2019 – à alimenter le conflit yéménite – environ 377 000 victimes depuis 2014 –, mais aussi à soutenir la politique d’ingérence militaire des EAU – ce que Sébastien Boussois, chercheur spécialiste du Moyen-Orient et auteur du livre Émirats arabes unis : à la conquête du monde, décrit comme « une volonté globale d’imposer un Moyen-Orient à la sauce émiratie ».
Débouchés
Pour la France et son complexe militaro-industriel, commercer avec des régimes autoritaires comme les EAU représente en fait bien plus d’avantages que d’inconvénients… À court terme, en tout cas. Dans son rapport annuel 2021 sur les exportations d’armement de la France, la ministre des Armées Florence Parly décrit deux objectifs pour ces exportations.
Commençons par celui évoqué en second : « Disposer, dans la durée, d’une industrie française et européenne apte à équiper nos forces en cohérence avec nos ambitions stratégiques et notre modèle d’armée. » Il faut vendre pour produire.
Un complexe militaro-industriel n’est viable que s’il est fondé sur les économies d’échelle. « La France a besoin d’exporter », expose Lucie Béraud-Sudreau, directrice du programme de recherche «Dépenses militaires et production d'armement » à l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), « car son budget militaire n’est pas assez important pour soutenir son industrie de la défense, jugée essentielle pour atteindre un objectif de souveraineté nationale ». Il faut donc aller voir ailleurs.
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Et ailleurs, c'est en haut du classement, établi par le Sipri, des plus gros importateurs d’armement, où figurent l’Arabie Saoudite, l’Inde et l’Égypte. Respectivement huitième et neuvième, on trouve le Qatar et les EAU. « Pour un exportateur, ce qui est intéressant, ce sont les pays qui ont de gros budgets, et une industrie militaire peu développée », théorise Lucie Béraud-Sudreau. C’est le cas de plusieurs pays du Golfe, à commencer par l’Arabie Saoudite et les EAU.
200 000 emplois en France
Ces pays, tous régulièrement critiqués sur la scène internationale, constituent donc autant de débouchés pour l’industrie française de l’armement, qui, contrairement aux États-Unis, ne peut pas compter sur un marché intérieur suffisant. La France reste, en 2021, le troisième exportateur d’armes au niveau mondial, derrière les géants américain et russe. Ses principaux clients : l’Inde, le Qatar, l’Arabie Saoudite, l’Égypte et les EAU.

« Si l'on arrête complètement de vendre à ces pays, on met au tapis plusieurs milliers d’emplois », estime ainsi Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de l’industrie de l’armement. Selon Florence Parly, la « base industrielle et technologique de défense », l’ensemble des industries nationales prenant part aux activités de défense, représente 200 000 emplois directs et indirects.
« Ce sont des considérations de pragmatisme politique », poursuit Jean-Vincent Brisset. « Si nous ne vendons pas à ces pays, d’autres le feront, à commencer par la Chine. On ne peut pas compter sur l’angélisme du monde entier. » Ce que le maître de conférence à l'Université de l'Essex James Christensen nomme « l'argument de substitution ».
C'était à peu de choses près l'argument exploité en 2016 par Boris Johnson, alors responsable des Affaires étrangères britanniques, pour justifier la vente d'armes du Royaume-Uni à l'Arabie Saoudite, déjà engagée dans la guerre au Yémen. Selon lui, cette relation permettait à Londres de conserver une certaine influence sur Riyad, d'inciter l'Arabie Saoudite à calmer le jeu. Si le Royaume-Uni ne vendait pas d'armes à l'Arabie Saoudite, d'autres s'en chargeraient, expliquait-il, et les Britanniques perdraient alors cette influence.
Mesures de contrôle
Pour autant, la France ne vend pas d’armes à n’importe qui. En accord avec les Nations Unies et l’Union européenne, neuf pays sont ainsi sous embargo, dont la Biélorussie, la Corée du Nord ou encore l’Iran.
Par ailleurs, l'Hexagone est soumis à la position commune du Conseil de l’Union européenne, qui, depuis 2008, régit sur la base de huit critères les exportations d’armes. Parmi ces critères, figurent le « respect des droits de l’homme dans le pays […] et respect du droit humanitaire international par ce pays », ou encore « préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionales ».
Jean-Vincent Brisset a participé il y a quelques années à ce processus de vérification. « À chaque fois que l’on vend un matériel susceptible de servir d’arme, ou de servir à fabriquer une arme, ce matériel est soumis à contrôle. Les Affaires étrangères, le renseignement intérieur, l’Armée émettent un avis. Parfois, le Premier ministre ou le président de la République doivent trancher. Lorsqu’un matériel contourne ces mesures de contrôle, c’est pour des raisons politiques. »
Le potentiel d’un marché européen de la défense
« Ces critères ne sont pas que des paroles en l’air, insiste Lucie Béraud-Sudreau, qui rappelle qu’un mécanisme similaire à cette position commune existe déjà depuis 1998. Ils ont permis de créer le Coarm [le groupe du Conseil européen en charge des questions d'exportations d'armes conventionnelles], où les pays européens peuvent discuter entre eux. »
Les prémisses d’un marché européen de la défense, qui pourrait offrir de nouveaux débouchés au matériel produit en France, en Allemagne et même au Royaume-Uni – et donc relativiser l’attrait du marché du Golfe ? L’activation de la Coopération structurée permanente (Pesco) ou la naissance du Fonds de défense européen (EDF), paraissent prometteuse. Cette souveraineté européenne de la défense est en tout cas l’un des objectifs affichés par le gouvernement français.
Malgré cela, les industries européennes de l’armement demeurent cloisonnées, atomisées, et sous le joug d’un protectionnisme renforcé par la crise liée à la pandémie. « L’Europe a réussi à créer un marché communautaire de biens, mais pas un marché communautaire de la défense », regrette Lucie Béraud-Sudreau. « Les grands pays ont tendance à privilégier leur propre industrie. »
La perspective d’un vaste marché européen où effectuer des économies d’échelle et écouler les matériels peut faire rêver, mais il lui manque un attrait : l’aspect géopolitique.
« Realpolitik »
Ce qui rejoint l'autre objectif des exportations d’armement français, comme l’explique Florence Parly dans le même rapport : « Contribuer à la sécurité internationale […] pour renforcer […] des coopérations de défense nécessaires à notre propre sécurité. Il s’agit […] de soutenir les alliés et partenaires de la France lorsque ceux-ci doivent faire face à un problème de sécurité régionale ou lutter contre le terrorisme ».
Le renforcement des relations entre la France et les pays du Golfe débute dans les années 2000, juste après les attentats sur le World Trade Center, rappelle le spécialiste du Moyen-Orient, Sébastien Boussois. En plus des liens culturels, comme l’ouverture de la Sorbonne Abou Dhabi en 2006 et l’inauguration du Louvre Abou Dhabi en 2017, la France s’attache à nouer de solides relations stratégiques avec les Émirats, dont les velléités militaires rassurent Paris.
« Les EAU se présentent comme un acteur fort, stable, impérialiste et conquérant, prêt à jouer le rôle de médiateur dans les situations de crise post-Printemps arabe », estime Sébastien Boussois. Comme la France, les Émirats combattent farouchement, à grands coups d’ingérence l’Islam politique – on compte des interventions en Libye, au Soudan, au Qatar, en Algérie. « Au nom de la realpolitik, on accepte de vendre des armes à des acteurs peu fréquentables. »
En la matière, tout est question de point de vue. L’Iran, à la suite de l’annonce de ce nouveau « contrat du siècle », a par exemple accusé la France de « déstabiliser » la région en vendant des armes à ses rivaux du Golfe.
« On peut considérer que cette vente d’armes se fait au nom de la stabilité », admet Sébastien Boussois, « Mais c’est une vision très court-termiste. Il y aura un retour de bâton terrible dans cette région-là, d’ici moins de dix ans, face à l’instabilité chronique, à la guerre, aux régimes autoritaires. Pour le moment, on ne fait qu’appliquer un couvercle sur une marmite bouillante. »