« J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises et qu’elle serait la somme des solutions que l’on apporterait à ces crises. » Tirée des mémoires de Jean Monnet, l’un des pères de l’Europe, cette phrase prémonitoire peut donner de l’espoir.
Car les crises, l’Union européenne les a enchaînées ces dernières années. Crise financière en 2007-2008 ; crise de la dette en 2010-2012 ; crise des migrants en 2015 ; Brexit en 2016-2020 ; Covid-19 dans la foulée ; et, enfin, « last but not least », invasion de l’Ukraine par la Russie.
De fait, malgré cette avalanche de « tuiles », « l’Europe va mieux », constatait, il y a peu l’historien néerlandais Luuk Van Middelaar, auteur de Quand L’Europe improvise – 10 ans de crises politiques (2018), dans un entretien au Monde : « Elle a découvert qu’elle avait la capacité de changer de direction, et qu’elle pouvait innover, au moins sous la pression des événements. »
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Fini la naïveté
L’Union européenne, on le sait, a été fondée sur le libre-échange. Mais la zone la plus ouverte au monde n’a pris conscience que depuis peu que ses partenaires – Chine et États-Unis en tête – ne jouaient pas selon les mêmes règles.

Lutte contre les subventions étrangères illicites, interdiction de commercer des produits issus de la déforestation, filtrage des investissements étrangers…
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Toutes ces mesures récentes illustrent la « résolution de l’UE à décider seule de la régulation des échanges entre elle et le reste du monde », observe Alan Hervé, responsable de la chaire européenne Jean-Monnet à Sciences Po Rennes.
La nouvelle stratégie commerciale de l’UE impose ainsi à ses fournisseurs extérieurs de se conformer à l’Accord de Paris sur le climat. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, adopté en mars, en est la manifestation la plus spectaculaire.
Il permettra de taxer certains produits de base en fonction de la quantité de CO2 émise lors de leur production. Même si ses modalités sont critiquées, le principe est disruptif. La « concurrence libre et non faussée », autre principe fondateur de l’UE, est également écornée. Les aides d’État sont désormais non seulement autorisées, mais encouragées.
L’UE « a mis en place des aides à l’investissement industriel, rompant avec des décennies de refus des aides d’État. Il était temps que l’Europe se réveille », se félicite le ministre de l’économie, Bruno Le Maire.
Le dispositif clé ? Les Projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). Ce mécanisme lève les limites en matière d’aides d’État. Batteries électriques, cloud, hydrogène… Les PIIEC se multiplient. Annoncé en février, un plan Puces prévoit d’injecter 42 milliards d’euros d’argent public dans les semi-conducteurs.
Boussole stratégique
Particularité : les subventions pourront bénéficier à des entreprises étrangères – Intel en l’occurrence. L’UE affiche ainsi la volonté de restaurer son autonomie dans les industries stratégiques. Il était temps !
Elle a identifié une dépendance critique dans 137 produits. En perturbant les chaînes d’approvisionnement, la crise sanitaire a été le révélateur de cette vulnérabilité. Et l’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis en lumière sa dépendance particulière aux engrais et au gaz russes.
La réponse de l’UE ? Son plan RePower UE, ébauché le 8 mars, qui vise à réduire des deux tiers ses achats de gaz à la Russie d’ici la fin de l’année. Un objectif ambitieux qui suppose des achats en commun et une répartition de la pénurie. Pas le plus simple à mettre en œuvre… Face à l’agression russe, l’UE a également dégainé pas moins de six paquets de sanctions économiques.
Moins attendu, elle a financé l’achat d’armes au profit de l’Ukraine. Une première dans l’histoire de l’UE… mais contraire aux traités. Josep Borrell, le Haut représentant en charge des affaires étrangères, veut y voir le « réveil géopolitique de l’UE ».
La guerre russo-ukrainienne a accéléré la publication, en mars, d’une « Boussole stratégique », qui définit les grandes orientations de la sécurité et de la défense européennes jusqu’en 2030.
Proposition phare : créer une force de réaction rapide européenne de 5 000 hommes. Un chiffre modeste qui indique l’étendue du chemin à faire pour une défense européenne destinée à rester longtemps dans l’ombre de l’OTAN.
L’UE veut aussi augmenter ses dépenses militaires, tombées à 1,5 % de son PIB, contre 4 % en 1975. Un Fonds européen de défense de 7,9 milliards doit financer des coopérations industrielles. « Il y a un énorme travail à faire pour optimiser les dépenses militaires en Europe car elles sont très éparpillées, justifie Josep Borrell. Tous ensemble, nous consacrons à la défense environ trois fois plus que la Russie et autant que la Chine. Mais on ne peut pas dire qu’on soit aussi efficaces… ».
Actions d’urgence
« On a des velléités d’Europe puissante depuis la guerre en Ukraine », constate Laurent Warlouzet, professeur d’histoire européenne à Sorbonne Université. « Mais il est trop tôt pour dire si cela va se poursuivre. Les pays restent divisés sur beaucoup de sujets. »
L’historien, auteur d’Europe contre Europe : entre liberté, solidarité et puissance (2022), se montre plus optimiste sur les progrès en matière de solidarité réalisés lors de la crise sanitaire. « L’UE a agi comme une autorité de crise en situation d’extrême urgence en actionnant l’article 122 du traité », appuie Anne Bucher, ancienne directrice générale à la Commission européenne.
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« Elle a été capable de prendre des décisions avec les gouvernements sans passer par le Parlement. C’est ce qui a rendu possible l’achat des vaccins pour le compte des États membres. » Et de garantir à tous un accès équitable et à un prix raisonnable. L’Europe a également aidé les pays à gérer les conséquences économiques de la pandémie.
Via le dispositif SURE, elle a participé au financement de mesures de chômage partiel au bénéfice de millions d’Européens. Montant mobilisé ? 100 milliards d’euros ! Mais l’UE a fait encore mieux avec son plan de relance Next Generation EU destiné à doper les plans de relance nationaux : 750 milliards d’euros ! Dont près de la moitié en subventions.
Le fait majeur réside toutefois dans le choix de financer ce plan par l’émission d’une dette communautaire. Et de prévoir des ressources propres pour la rembourser. Une première ! L’UE n’a pas non plus hésité à suspendre les règles budgétaires du sacro-Saint Pacte de stabilité et de croissance, qui régit l’Union depuis sa naissance. Les États ont ainsi été autorisés à dépenser sans compter face à la crise.
C’est le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron. Une formule qui reprend en fait le « Whatever it takes » de Mario Draghi, en juillet 2012, quand l’ex-président de la BCE avait ouvert la voie à des mesures « non conventionnelles », comme le rachat de dettes souveraines. Conçu comme un moyen de peser sur les taux d’intérêt payés par les pays les plus fragiles, cet outil est devenu, durant la crise sanitaire, un moyen de financer l’explosion des déficits publics.
En contradiction formelle avec les traités de l’UE. Mais un tel fonctionnement pourra-t-il être pérennisé ?
Côté pile, une réflexion sur la révision des critères de convergence a été engagée. Et une nouvelle règle d’or budgétaire (lire l’encadré) pourrait voir le jour afin de sortir du calcul du déficit tous les investissements liés à la transition écologique. Côté face, l’inflation galopante actuelle va mettre en tension la politique accommodante de la BCE. Or celle-ci a constitué la base financière sur laquelle ont été fondées la plupart des innovations de l’UE ces dix dernières années. Alors, stop ou encore ?