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Survivre dans une Argentine en défaut de paiement
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Survivre dans une Argentine en défaut de paiement
Faute de pouvoir emprunter à cause des taux prohibitifs, les entreprises investissent peu, elles bricolent et vivent dans la hantise de voire le peso poursuivre sa chute face au dollar. Le niveau de vie stagne. C’est l’heure de la débrouille et du troc.
Adeline Raynal (à Santiago du Chili)
© Garcia Medina/ARCHIVOLATINO-REA
324 milliards de dollars. C’était la dette de l’Argentine en mai 2020. Depuis, le pays n’est plus capable d’en payer les intérêts. En cause : une croissance économique insuffisante. On appelle cela « être en défaut de paiement ». C’est le neuvième défaut de l’histoire du pays. Depuis 2018, l’Argentine est en récession, son PIB recule. À cela s’ajoute une hausse des prix (inflation) record : +53,8 % en 2019. À titre de comparaison, en France, l’inflation a été de 1,1 %.
Conséquence : plus de 35 % de la population argentine vit dans la pauvreté, un niveau inédit depuis 18 ans et le précédent défaut de paiement du pays. La crise économique engendrée par la pandémie de Covid-19 est venue aggraver cette situation déjà préoccupante. Un déclin abyssal. En 1910, le PIB par habitant plaçait l’Argentine au 12e rang mondial, devant la France…
Défiance envers le peso
La vie quotidienne dans un pays qui traverse de telles difficultés, c’est très compliqué. Pour les plus pauvres, la viande et les yaourts, pourtant produits en grande quantité dans le pays, sont devenus inabordables. « L’inflation empêche de se projeter dans l’avenir, d’économiser. On peine à maintenir son niveau de vie », témoigne Patricia de La Serna, une ancienne juge aujourd’hui retraitée qui vit à La Plata. Depuis le début de l’année 2018, la monnaie nationale, le peso, a vu sa valeur chuter et les capitaux fuient vers l’étranger, ce qui fait chuter le peso face au dollar et aggrave l’inflation.
+53 %
Soit la hausse de l'inflation en Argentine en 2019. Un record.
Et les Argentins savent que le pire n’est pas derrière eux. Certains bars de Buenos Aires ont réalisé des préventes de cocktails durant le confinement, une façon inédite de « congeler » des prix qui peuvent, sinon, s’envoler d’un jour à l’autre. La faiblesse du peso rend les produits importés très onéreux.
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Les Argentins de la classe moyenne croisent les doigts pour que leur réfrigérateur ou leur ordinateur ne tombe pas en panne, car ils n’auraient pas les moyens de les remplacer. Par ailleurs, ceux qui on encore les moyens d’épargner ne le font plus en pesos. « Nous n’avons pas confiance dans notre monnaie. Épargner en dollars ou en euros, c’est la garantie de conserver nos économies car ce sont des monnaies stables », ajoute Patricia de La Serna.
Éco-mots
Défaut de paiement
Un pays « entre en défaut de paiement » quand il ne peut plus payer ce qu’il doit à ses créanciers. Pour un pays, il existe trois types de dettes : obligataire (l’État a emprunté sur les marchés), bancaire ou « institutionnelle » quand le pays a reçu un prêt d’une institution internationale comme le FMI. Un défaut de paiement coupe l’État des marchés financiers sur lesquels il ne peut plus emprunter. Pour continuer à fonctionner, le pays doit se tourner vers les institutions internationales et demander un plan de sauvetage. Un état ne peut pas réellement faire faillite, car ses actifs ne peuvent pas être liquidés.
Entreprendre dans un pays en faillite
Emprunter à la banque ? Impensable pour la majorité des Argentins. Les taux d’intérêts sont si élevés qu’il est devenu beaucoup trop cher de contracter un prêt. Ce qui pèse sur l’activité des entreprises. Pour invesir, on ne peut compter que sur soi. « Presque tous les bénéfices que dégagent mes deux entreprises sont immédiatement réinvestis », témoigne Dominique Croce, un Français qui dirige une société d’importation de chapeaux et une autre qui commercialise un porte-monnaie électronique.
Il vit en Argentine depuis 2009. « À cause de cette quasi-impossibilité d’investir, en Argentine, on voit énormément de petites entreprises, mais peu de grandes entreprises capables de structurer un secteur. » Entreprendre dans un pays en défaut de paiement, c’est « apprendre à tout faire sans emprunt, sans prêt hypothécaire », poursuit l’expatrié, avant d’ajouter : « Les entreprises se financent mutuellement." Les clients paient souvent à 90 jours. Le système s’’est adapté. Il existe des chèques électroniques et des crédits à la consommation directement proposés par le vendeur.
« Nous n’avons pas confiance dans notre monnaie. Épargner en dollars ou en euros, c’est la garantie de conserver nos économies. »Patricia de La Serna
L'entrepreneur français poursuit : « Entre 2017 et 2019, nous avons perdu deux tiers des ventes en volume. » Comme il s’approvisionne en Chine, il dépend de la valeur du dollar pour fixer ses propres prix de vente. « Je prévois toujours six mois de stock d’avance pour pouvoir réagir », ajoute-t-il. Depuis 2017, pourtant, il est pris en tenaille. Ses achats lui reviennent plus cher et le pouvoir d’achat de ses clients diminue.
Un client lui a même proposé de faire du troc. « Un revendeur m’a proposé une voiture en échange d’un stock de casquettes. J’ai refusé, car comment évaluer une voiture d’occasion en équivalent casquettes neuves… Mais il était aux abois, prêt à lâcher sa voiture pour pouvoir continuer à travailler », témoigne Dominique Croce.
Explosion de la demande en cryptomonnaies
Décorrélée du peso, les monnaies alternatives séduisent de plus en plus. La plateforme d’échanges Binance a dénombré dans le pays près de dix fois plus de comptes de trading en 2020 qu'un an auparavant, soit environ deux millions. Le pays d’Amérique latine représente désormais plus de 10 % des comptes ouverts sur Binance.
Si l’investissement reste risqué, ce nombre pourrait encore augmenter. Quelque 71 % des Argentins se disent ainsi « intéressés » par les cryptomonnaies, selon un sondage publié en janvier 2021 par l’agence de marketing numérique Sherlock Communications (2 200 personnes interrogées).
Austérité à l’horizon ?
Pour le Fonds monétaire international (FMI), le PIB argentin devrait se contracter de 9,9 % en 2020. « La crise économique mondiale va d’autant plus impacter l’Argentine que le pays est très dépendant de ses exportations de soja, blé, maïs et viande », complète Dario Rodriguez, maître de conférences en civilisation latino-américaine à la Sorbonne Université, à Paris. « À son arrivée au pouvoir, en décembre 2019, le président Alberto Fernández promettait de mettre un terme à l’instabilité économique, mais la crise du Covid vient balayer ses plans.»
Cet universitaire, qui s’avoue pessimiste, poursuit : « Le gouvernement va devoir relancer l’économie à court terme tout en planifiant l’austérité budgétaire à long terme. Pas facile. » En 2003, l’économie était repartie quand le président Eduardo Duhalde avait tourné le dos au FMI et donc à l’austérité, en essayant au contraire de relancer la demande par des mesures anti-pauvreté. Le pays pourra-t-il se le permettre en 2020 ?
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