C’est une scène dont Will Westlake se souviendra longtemps. En novembre dernier, ce barista dans un Starbucks du nord de l’État de New York, qui participe au mouvement actuel de syndicalisation des cafés de la chaîne, a été invité à une « session d’écoute » obligatoire, dans un hôtel.
À sa grande surprise, il s’est retrouvé seul face à six managers de l'entreprise. Pendant une heure, ils ont déballé leurs arguments anti-syndicats et énuméré les avantages qui pourraient disparaître si le personnel optait, par référendum, pour se doter de représentants pour défendre leurs intérêts.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Will n’a pas été convaincu. Depuis, l'Américain de 24 ans est devenu l'un des artisans de la Starbucks Workers United (SWU), un syndicat indépendant fondé par des employés pour réclamer de meilleures conditions de travail.
Non seulement a-t-il remporté le référendum pour la syndicalisation du café où il travaille, mais il se charge maintenant de mobiliser ses collègues dans l’ensemble du pays. « Dans le langage de Starbucks, les employés sont appelés 'partenaires' (partners). Or, on n’a pas l’impression d’être traités comme tels », confie-t-il au téléphone.
Ce genre de « session d’écoute » anti-syndicale est loin d’être une exception. C’est, en réalité, une technique utilisée très couramment par les grandes entreprises américaines pour dissuader leurs employés de voter en faveur de la syndicalisation lors de référendums internes.
L’ensemble de ces techniques porte un nom: union avoidance ou union busting (« évitement syndical »). Elles représentent même un secteur d’activité juteux : on ne compte plus les consultants spécialisés dans les campagnes anti-syndicales, recrutés à prix d’or par les compagnies pour contrer les efforts de syndicalisation.
Union avoidance (évitement syndical)
Ensemble de mesures et de stratégie mise en place par les organisations pour empêcher la création de syndicats en leur sein.
Chaque année, ces dernières dépensent en moyenne 340 millions de dollars dans ce domaine, selon un rapport de 2020 de l’Economic Policy Institute (EPI), un think tank progressiste spécialisé dans les questions économiques. « La plupart des Américains veulent être représentés par un syndicat, mais dans les faits, peu le sont », rappelle Gordon Lafer, l’un des auteurs du rapport.
En 2021, le taux de syndicalisation aux États-Unis était de 10,3%, selon le Bureau américain du Travail, soit deux fois moins qu'en 1983. « C’est parce que le droit de se syndiquer, supposément protégé par la loi fédérale, a été affaibli par un mélange de méthodes d’intimidation légales et illégales ».
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L’évitement syndical n’est pas un phénomène nouveau outre-Atlantique. La première grande firme spécialisée dans ce métier très particulier, la Labor Relations Associates (LRA), a vu le jour dans les années 1930. Elle s'est développée dans les foyers industriels de l’époque qu’étaient New York, Chicago et Detroit sur fond de renforcement des droits des travailleurs.
Le secteur a explosé dans les années 1970 et 1980, dans un climat de dérégulation économique et de casse syndicale entretenu par le gouvernement républicain de Ronald Reagan.
Avec la compétition accrue découlant de la mondialisation, les syndicats ont été dépeints comme de dangereux freins à l’activité de l’entreprise. Ils menaceraient la productivité, augmenteraient le coût de la main d'œuvre voire s’empareraient du contrôle de la société…
Dans les années 1990, deux-tiers des employeurs américains confrontés à des initiatives de syndicalisation ont eu recours à des consultants d'évitement syndical, selon un article publié en 2006 dans la revue British Journal of Industrial Relations.
L’efficacité de leurs méthodes est difficile à mesurer, mais ils ont connu des victoires remarquées. En 2021, le mastodonte de la distribution, Amazon, a défait la formation d’un syndicat dans son entrepôt de Bessemer (Alabama). Il s’était offert les services de Russell Brown, un consultant très connu dans le milieu. La compagnie a déployé des moyens importants, pour ne pas dire surprenants. Des messages anti-syndicats ont été accrochés dans les toilettes ou envoyés par e-mails et SMS. Les militants assurent que l’entreprise a aussi changé la durée des feux de circulation au carrefour où se trouve la sortie du parking de l’entrepôt.
Objectif: faire en sorte que les employés s'arrêtent le moins longtemps possible pour éviter que les pro-syndicats ne leur distribuent des tracts ou discutent avec eux. « Je n’ai jamais vu pareille agressivité de la part d’une entreprise », souligne Michael Foster, un vétéran du syndicalisme qui a participé à la campagne de Bessemer.
En revanche, Amazon n’a pas été en mesure d'empêcher la création d’un syndicat dans l'un de ses entrepôts de Staten Island, l'île new-yorkaise, à l'issue d'un référendum interne en mars. Et ce, malgré le recrutement de consultants payés grassement - 20 000 dollars par semaine. Les militants de l’ALU (Amazon Labor Union), la structure fondée en 2021 par des employés actuels et passés qui a mené campagne en faveur de la syndicalisation, disent aussi avoir subi de nombreuses intimidations.
Ils nous disaient que nous n’avions pas besoin d’être représentés par un syndicat, qu’il valait mieux gérer les problèmes sans intermédiaire, que les syndicats pourraient faire du mal à l’entreprise.
Un employé d'AmazonUne caméra de surveillance a été installée près de la table qu’ils ont dressée aux abords de l’entrepôt pour distribuer leurs tracts… Et deux membres de l’ALU, dont le leader Chris Smalls, ont été arrêtés par la police pour avoir pénétré sur le site d’Amazon. Ils voulaient apporter de la nourriture aux employés !
Des réunions obligatoires pour les employés, appelées captive audience meetings (« réunions à auditoire captif ») ont également été organisées. « Pendant ces rendez-vous, ils nous disaient que nous n’avions pas besoin d’être représentés par un syndicat, qu’il valait mieux gérer les problèmes sans intermédiaire, que les syndicats pourraient faire du mal à l’entreprise », confie un employé sous le couvert de l’anonymat. L'organisation de telles réunions est légale tant qu'aucune menace n'est formulée envers les participants.
Brima Sylla, un autre employé d'Amazon, n’a pas été découragé. Au contraire. Cet Africain a décidé de s’impliquer dans l’ALU après avoir constaté les manœuvres de ces consultants anti-syndicaux. « Ils passent leur temps à dire pourquoi les syndicats sont mauvais. Ils ne sont pas objectifs. Quand on voit d'un côté la rémunération astronomique de Jeff Bezos (le fondateur d'Amazon, ndr) et, de l'autre, la souffrance des employés, qui ont du mal à joindre les deux bouts, on se dit qu'il faut agir ».
Avec le creusement des inégalités de revenus et le dynamisme retrouvé du mouvement syndical américain ces dernières année, l’évitement syndical est de plus en plus décrié publiquement. Outre Starbucks et Amazon, des entreprises comme Apple, Facebook, Activision Blizzard ou encore le New York Times ont été épinglés récemment pour leurs tentatives d’obstruction. Aucune firme spécialisée dans l'union avoidance n'a répondu à nos demandes d’entretiens.