« L’Estonie revient de très loin. » Sous domination soviétique pendant la guerre froide (entre 1944-1991), ce pays est passé d’une économie dirigiste à une économie de marché dynamique. « Ce qu’ils ont réussi à accomplir est remarquable », juge Nicolas Ruiz, économiste à l’OCDE.
Pour le comprendre, il faut remonter dans le temps : alors que s’affrontent le bloc de l’Ouest et le bloc soviétique, l’Estonie est occupée par l’URSS jusqu’à sa dissolution, en 1991. « Une fois indépendants, ils se sont retrouvés sans argent. Ils n’avaient même pas les moyens de constituer un gouvernement », explique Nicolas Ruiz.
Un vent libéral va souffler sur le pays au cours des années 1990. Une « transition plus acceptable que pour d’autres anciens pays soviétiques. L’Estonie était déjà l’un des endroits les plus ouverts de l’URSS », indique un spécialiste européen. La décennie 90 reste « une période difficile », se souvient Margus Rava, directeur du bureau de la diplomatie économique au ministère des Affaires étrangères.
Il évoque un « wild west capitalism » (capitalisme sauvage) : plus de 90 % des entreprises de l’époque sont privatisées. « Il s’agissait de ne garder que celles qui pourraient avoir de la valeur une fois dans une économie de marché. » Et l’usine de composants électroniques soviétiques dans laquelle il travaillait ? « Seuls les meubles sont restés… »
État low-cost
À cette époque, le pays ouvre ses frontières et se dote d’une politique fiscale attractive avec un impôt à taux unique, une flat tax. La devise (la couronne estonienne) est liée au deutschemark, la monnaie allemande forte et stable. L’objectif est d’attirer et de rassurer les investisseurs en Estonie, notamment finlandais et suédois, ses principaux partenaires économiques.
L’obsession russe
« La question de la Russie est omniprésente dans le pays. Elle domine la vie politique, intellectuelle, économique, indique un spécialiste européen. Saint-Pétersbourg n’est qu’à 400 kilomètres, après tout. » Si les principaux partenaires commerciaux de l’Estonie sont la Finlande, la Suède et la Lettonie, les échanges avec la Russie ne sont pas négligeables : en 2020, Moscou arrivait entre la sixième et la septième place du classement pour les exportations et les importations. Par ailleurs, « beaucoup de jeunes Estoniens apprennent aujourd’hui la langue russe, car ils la voient comme une opportunité », poursuit l’expert.
Un renouveau souffle aussi du côté des dirigeants : les responsables politiques de la période soviétique sont écartés. Place à la jeunesse et au numérique. En 1996, le pouvoir en place fonde une république numérique (ce qu’ils appellent le « tiger leap », le bond du tigre).
Les innovations se diffusent plus facilement dans ce petit pays que dans un État comme la France, très hiérarchisé et où existe tout un tas de résistances.
Anonyme,spécialiste européen.
« Avec le numérique, ils se sont rendu compte qu’ils pouvaient faire fonctionner un État sans avoir de coûts sous-jacents. C’était d’abord leur seul moyen d’économiser. Ils ont innové par nécessité. Procédures administratives, bancaires, élections, entreprises… Le numérique est devenu la colonne vertébrale de l’Estonie », détaille Nicolas Ruiz, de l’OCDE.
« Les innovations se diffusent plus facilement dans ce petit pays que dans un État comme la France, très hiérarchisé et où existe tout un tas de résistances », analyse un spécialiste européen.
Les années 2000 marquent un nouveau tournant pour l’État numérique avec un système d’échanges de données sécurisées appelé X-Road. Si bien qu’aujourd’hui, presque tout se fait en ligne en Estonie, ce qui permet d’importantes économies : « L’utilisation généralisée des signatures électroniques représente une économie de 2 % du PIB* par an. C’est colossal !, s’exclame l’économiste de l’OCDE. On est loin du système administratif français, rigide et archaïque. »
87 % des écoles sont numérisées
Une autre étape importante a lieu en 2004 : l’Estonie intègre l’Union européenne et l’OTAN. Si elle bénéficie des fonds de l’UE, l’Estonie n’échappe pas à la crise de 2008 qui met fin à 13 ans de croissance. Pour assurer son entrée dans la zone euro en 2011, elle fait le choix de la rigueur et refuse de déprécier sa monnaie, optant plutôt pour une dévaluation interne : les salaires se contractent, le chômage augmente.
En Chiffres
5 %
La croissance prévisionnelle du PIB estonien en 2020 selon la Banque centrale d'Estonie.
Preuve récente de sa capacité à rebondir, le pays balte a été relativement épargné par la pandémie de Covid-19. Son PIB a reculé de 2,9 % sur l’année 2020, mais la Banque centrale d’Estonie prévoit une croissance de 2,7 % pour 2021 et de 5 % pour 2022.
La numérisation a permis de limiter la casse. Pendant le confinement, 99 % des services gouvernementaux sont restés accessibles, car dématérialisés ; 87 % des écoles utilisaient déjà le numérique avant la pandémie. Les échanges commerciaux, là encore numérisés, se sont poursuivis.
Une « data ambassade » pour la cyber résistance
Les tensions entre Estonie et Russie sont palpables. « Le point culminant de la confrontation a eu lieu en 2007. Les Estoniens ont voulu déboulonner des statues rendant hommage à des héros russes de la guerre. Le Kremlin l’a mal pris et a lancé des cyberattaques massives en Estonie », explique Nicolas Ruiz, de l’OCDE.
Suite à cela, une « data embassy » a été créée au Luxembourg. Une première mondiale. En cas de nouvelle attaque, le gouvernement en exil pourra continuer de fonctionner grâce à ces données. « Aujourd’hui, l’Estonie a développé une telle expertise qu’elle donne des conseils sur la cybersécurité contre les attaques russes », conclut Nicolas Ruiz.
Mais le pays balte doit encore faire face à de gros challenges. Les inégalités restent présentes. « Quelques retraités se souviennent avec nostalgie du temps où les services publics étaient gratuits et où, malgré le régime autoritaire, l’accès à la culture était libre et plus égalitaire qu’aujourd’hui », rapporte un spécialiste européen.
Par ailleurs, beaucoup de jeunes quittent le pays alors que la population active (68,1 %) baisse. C’est notamment pour y remédier que le gouvernement a mis en place un système d’e-résidence. Un programme qui permet aux étrangers de bénéficier d’une identité numérique pour accéder à des services bancaires et faciliter les créations d’entreprises. Une manière pour l’Estonie d’attirer du business, de jouer la concurrence fiscale et d’affirmer un peu plus sa place sur le marché européen.
* En France, cela correspondrait à 54 milliards d’euros, plus de trois fois le budget du ministère du Logement.