À l’écouter, tout est sous contrôle. Dans une adresse à un parterre d’investisseurs américains, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, insistait fin septembre sur la cohérence de sa politique économique. « Nous avons fait le choix de fonder notre programme économique sur la croissance de notre pays par l’investissement, l’emploi, la production, les exportations et l’excédent de la balance commerciale. Nous continuons donc à mettre en œuvre notre programme économique avec détermination », assénait alors le leader de l’AKP, à quelques mois d’une nouvelle élection présidentielle - en juin 2023.
Pourtant, la Turquie traverse une zone de turbulences. En particulier, son inflation explose : elle a atteint 85,5 % sur un an au mois de septembre. Un groupe d’économistes indépendants, l’ENAG, qui la mesure au jour le jour avec des données notamment collectées en ligne, calcule même un taux de 185 % sur les 12 derniers mois, soit des prix à la consommation presque triplés.
La réaction des autorités turques est très contestée : à rebours de la théorie économique, la banque centrale a baissé ses taux directeurs de 10,5 % à 8,5 % en un an, selon l’OCDE. « La croyance d’Erdogan, c’est la croissance par l’augmentation de la demande intérieure et la hausse des exportations : deux leviers qu’on active en baissant les taux directeurs », analyse Deniz Unal, économiste au CEPII, Centre d’études prospectives et d’informations internationales.
Une croyance maintenue au mépris de la réalité économique : l’inflation, en baissant la valeur de la livre turque face au dollar, rend certes les exportations plus compétitives, mais augmente le prix des importations. Or, « la Turquie nourrit un déficit commercial depuis des années : elle importe plus qu’elle n’exporte », rappelle Gabriel Machlica, économiste principal à l’OCDE. La crise énergétique de 2022 aggrave le constat, en amplifiant le coût des énergies fossiles et de l’électricité importées par Ankara.
Une stratégie électoraliste
Par-delà les considérations économiques, cette baisse des taux nourrit surtout une stratégie électoraliste : le gouvernement veut éviter la remontée des taux car elle affecterait à court terme une croissance turque déjà fragile. « Remonter les taux directeurs devrait être une formalité, un choix basique, résume Veysel Ulusoy, professeur d’économie à la Yeditepe University d’Istanbul et directeur de l’ENAG. Mais à l’approche de l’élection, l’économie va être instrumentalisée. »
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Taux directeurs
Désignent les taux d’intérêt auxquels la banque centrale (la BCE dans la zone euro) va, soit prêter de l’argent aux banques commerciales, soit rémunérer leurs dépôts. C’est en quelque sorte le « prix de gros » de l’argent : si la banque centrale rémunère faiblement les sommes que les banques commerciales lui confient, il y a de fortes chances pour que les banques commerciales, à leur tour, rémunèrent faiblement les sommes que leurs clients – particuliers et entreprises – lui confient.
Plutôt que de la combattre, le gouvernement préfère compenser la hausse des prix en augmentant les salaires. Le salaire minimal a été relevé de 50 % en janvier, puis de 30 % en juillet, dans un pays où il est perçu par deux tiers des salariés. Une nouvelle hausse de 70 % est attendue en fin d’année. « Erdogan a bien rodé sa redistribution, il va collecter de l’argent public pour le rendre avant l’élection », explique Deniz Unal. Les futurs retraités devraient ainsi voir l’âge de départ reculer, et les pensions être relevées. Les étudiants devraient aussi bénéficier de prêts à taux zéro pour payer leurs études.
Des mesures de court terme, qui augmenteront le déficit public de la Turquie, mais aideront à faire accepter l’inflation par la population. « Les gens voient leurs salaires nominaux, la somme perçue, augmenter sur leurs fiches de paie. Et s’ils reçoivent un peu plus que prévu, cela leur conviendra, prédit Veysel Ulusoy. Mais, en réalité, les salaires réels, c’est-à-dire le pouvoir d’achat, va baisser, et tout le monde va souffrir. »
Chasser les dollars, “livriser” l’économie
La situation économique post-élection risque donc de s’avérer critique, d’autant qu’en coulisses, Ankara se débat avec une crise monétaire vieille de plusieurs années. Empêtrée dans des déboires géopolitiques avec les Etats-Unis, qui imposent notamment des taxes sur son acier et son aluminium, la Turquie voit sa monnaie, la livre, perdre continuellement de sa valeur. Si un dollar valait 4 livres début 2018, il permet d’en obtenir 19 aujourd’hui.
Dépréciation monétaire
Constatation de la baisse de la valeur d’une monnaie sur le marché des changes, sans qu’elle soit le résultat d’une décision officielle des autorités monétaires du pays. À la différence de la dévaluation, son origine ne provient pas de l’action d’un État ou d’une banque centrale. Cette situation peut résulter d’un manque de confiance de la part des investisseurs ou d’une trop grande présence de déficit ou encore d’un excédent de monnaie mis en circulation sur le marché.
Pour augmenter la demande en livres, et faire remonter sa valeur, la banque centrale échange ses réserves monétaires, des dollars, contre des livres. 128 milliards de dollars ont été utilisés de cette façon entre 2018 et 2020, avec des conséquences graves. « Aujourd’hui, la Turquie a de facto des réserves en dollars négatives, basées sur des prêts de la Chine ou du Qatar », observe Deniz Unal. Le pays risque de ne plus honorer ses factures internationales, libellées en dollars.
Pour éviter une telle crise, l’exécutif collecte les billets verts, que la population turque utilise beaucoup. Les exportateurs doivent ainsi déposer une part de leurs revenus sur des comptes bancaires locaux, et doivent, comme les banques, convertir leurs dépôts en livres. Les étrangers peuvent aussi obtenir la nationalité turque, contre un apport de 400 000 dollars dans le secteur immobilier local.
« L’exécutif tente une “livrisation” de l’économie, à la place du dollar, le tout sous fort contrôle public », reprend Deniz Unal. Une telle conversion des pratiques permettrait de réduire l’inflation, en rendant la livre plus forte, et en baissant les prix des importations. Mais cette politique de contrôle des dépôts, très décriée par l’opposition, sert là aussi les objectifs politiques du président.
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Gabriel Machlica souligne ainsi que « les changements fréquents à la tête de la banque centrale pèsent sur la confiance des investisseurs » : depuis 2018, et le passage à un régime présidentiel, la Banque centrale de Turquie est placée sous la tutelle du pouvoir politique - à l’inverse des exemples européens ou américain.
« En apparence, personne ne comprend la politique monétaire menée par le gouvernement. Mais son idée principale est de rebuter tout investisseur privé, pour que l’Etat puisse continuer à faire ce qu’il veut », conclut Veysel Ulusoy.
Dans ses dernières perspectives sur l’économie turque, publiées fin novembre, l’OCDE recommandait ainsi de permettre plus de concurrence dans des secteurs clés, largement contrôlés par des compagnies proches du pouvoir.
Dans le programme de SES
Première. « Comment les agents économiques se financent-ils ? »
Terminale. « Quels sont les sources et les défis de la croissance économique ? »