Poutine envahit l’Ukraine jeudi 24 février et instantanément, le cours du gaz naturel européen bondit de 41 %. Pourquoi l’invasion russe a-t-elle des conséquences si immédiates sur notre marché énergétique ? L’historique et la structure des échanges commerciaux expliquent cette réactivité des prix.
En 2020, 41 % des exportations russes étaient destinées à l’Union européenne (UE), soit une entrée en devise de l’ordre de 122 milliards d’euros. La moitié de ces exportations est composée de produits pétro-gaziers. « C’est une source essentielle de revenus pour la Russie, un élément de sa stabilité budgétaire et de sa croissance économique » selon Catherine Locatelli, économiste, chargée de recherche au CNRS, spécialiste de l’industrie gazière en Russie.
Les dirigeants du Vieux continent possèdent donc là un moyen de faire pression sur Poutine. Le gaz naturel devient un instrument géopolitique puissant. En réaction aux menaces d’invasion en Ukraine, le chancelier allemand tentait déjà mardi 22 février de dissuader le président de la fédération de Russie : « Le pipe line Nord Stream 2 ne peut pas être mis en service » déclarait Olaf Scholz. L’ancien président russe Dmitri Medvedev a réagi dans la foulée par un tweet : « Bienvenue dans un monde nouveau, où les Européens vont bientôt payer 2 000 euros pour 1 000 mètres cubes de gaz ».
Nord Stream 2, un tube de 1 230 kilomètres, en construction depuis 2018, se retrouve aujourd’hui au centre de la crise ukrainienne. Sur la base de Nord Stream 1 en fonction depuis 2012, Nord Stream 2 passe sous la mer Baltique pour acheminer 55 milliards de mètres cubes de gaz naturel vers l’Europe chaque année, doublant ainsi la capacité livrée. Cette solution technique permet aux Russes de contourner l’Ukraine, pays où le réseau terrestre de livraison de gaz passe toujours. Ils font ainsi l'économie de taxes de transit et d’une dépendance géopolitique.
Le projet Nord Stream 2 était contesté. Longtemps empêché par les États-Unis, il avait finalement pu aboutir après la levée, en 2021, des sanctions américaines contre la Russie. La suite du calendrier prévoyait un examen de l’Agence fédérale des réseaux (le régulateur allemand de l’énergie). Sa mise en service devait être actée d’ici avril à mai 2022, mais elle a finalement été suspendue.
Si la capacité de livraison de Nord stream 1 était sur le point de doubler grâce à Nord Stream 2, la Russie ne semblait pas encline à augmenter les quantités échangées. Tout en respectant les contrats à long terme, la compagnie nationale Gazprom a limité les volumes exportés sur les marchés à court terme, dits spots, à l’automne 2021, alors même que la demande s’accentuait avec la reprise économique liée au Covid-19.
En Chiffres
70 à 80
cargos américains chargés de gaz naturel liquéfié, acheminés en Europe au mois de janvier, pour éviter la pénurie.
À ce moment, les prix ont explosé, atteignant « 277 dollars pour 1 000 mètres cubes au troisième trimestre 2021, contre moins de 100 dollars au deuxième trimestre 2020, en plein krach du Covid-19 », selon les chiffres de la banque centrale de la Fédération de Russie.
À lire aussi > Quand la Russie aime jouer avec le prix du gaz
Voyant poindre le paroxysme de la crise énergétique avec la crise ukrainienne, la Maison Blanche et Bruxelles dialoguaient déjà fin 2021 pour trouver un accord de livraison de gaz. En janvier, entre 70 et 80 navires méthaniers américains contenant environ 5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) ont été reroutés vers l’Europe.
Il s’agissait là plutôt de prévention. Le risque de pénurie n’était pas immédiat. Les stocks sont remplis à 40 % (contre, certes, 60 % en temps normal à cette saison). De quoi assurer la couverture énergétique pour la fin de l’hiver. Les doutes concernant leur niveau s’installent en revanche pour l’hiver 2022-2023.
En Chiffres
30 à 40 %
des importations européennes de gaz naturel proviennent de Russie
La consommation annuelle de gaz naturel de l'UE s’établit à 541 milliards de mètres cubes et contribue à 22 % de son mix énergétique. L’UE se fournit aussi auprès d’autres pays producteurs de gaz, comme la Norvège, les Pays-Bas, l’Algérie et anciennement le Royaume Uni mais dans une moindre mesure…
Le marché est largement tracté par la Russie, qui détient selon les années entre 30 et 40 % des parts du marché gazier européen. Avec la hausse des prix notamment, nos importations d’énergie russe sont passées de 60 milliards d’euros en 2020 à 99 milliards d’euros en 2021, selon l’institut de statistiques publiques Eurostat. « Cette dépendance vis à vis de la Russie est la conséquence de la libéralisation du marché énergétique européen des années 90 » commente Catherine Locatelli.
Pour autant, tous les pays de l’Union ne sont pas égaux dans cette crise. L’Allemagne par exemple importe deux tiers de ses besoins en gaz depuis la Russie. L’Italie est elle aussi très dépendante du gaz naturel russe pour sa production d’électricité car il constitue près de la moitié de son mix électrique. En prévision d'une hausse des prix pour les particuliers, estimée entre + 60 % et + 65 %, le gouvernement italien a déjà mis en place un plan d’aide de 8 milliards d’euros. Le cas italien n’est pas isolé : l’interconnexion du réseau énergétique européen répartit la hausse des prix sur tous les pays de l’Union.
« Auparavant, il y avait plus de contrats à long terme. Si la Russie a la main sur les prix, c'est parce qu'il y a des marchés spots » continue la chercheuse de l’université de Grenoble.
Alors, le GNL sert de solution de repli. « Si le GNL américain se négocie moins cher que le gaz russe (22 % de différence à performances énergétiques égales), les processus successifs de liquéfaction, de transport et de regazéification le rendent en définitive moins compétitif » écrivait récemment Mathias Reymond dans le Monde diplomatique. Surtout, la production n’est pas illimitée et il faut trois à quatre ans pour construire de nouvelles infrastructures. La Norvège, les Pays-Bas ou l’Algérie peuvent certainement accroître un petit peu leur cadence avec l’existant mais pas suffisamment pour suivre la demande, en hausse partout dans le monde. Le Japon, la Chine ou encore la Corée ont déjà conclu des contrats à long terme sur le GNL, se réservant ainsi une large partie de la production programmée.
Si une crise s’installait et que l’Union européenne venait à manquer, il faudrait trouver un accord avec ces pays pour qu’ils renoncent aux importations qu’ils ont déjà contractées - ce qui aurait un coût financier non négligeable. Le Japon a donné son accord de principe, à la condition que les besoins de sa population soient couverts en priorité.