Imaginez un ministre affichant le RIB du gouvernement sur son compte twitter. C’est peu ou prou ce que fait le sous-ministre de la transformation numérique ukrainien depuis le 28 février. Ce jour-là, quatre jours après le début de l’invasion russe, Alex Bornyakov épingle un tweet répertoriant les « wallet ids », la clé publique des portefeuilles de cryptomonnaie du gouvernement ukrainien.
En entrant cette suite de chiffres et de lettres sur une plateforme d’échange, des particuliers et des entreprises peuvent transférer leurs avoirs en crypto monnaie, comme un virement bancaire, à l’armée et au gouvernement ukrainien. Le tout prend une dizaine de minutes. Bornyakov a depuis épinglé un autre tweet, le 14 mars, renvoyant vers une plateforme dévolue aux dons de cryptomonnaie pour aider l’Ukraine.
Casques et gilets pare-balles
Au total, l’Ukraine a reçu plus de 100 millions d’euros de dons, dont 60 millions ayant transité par la plateforme d’échange Kuna, lancée à Kiev en 2016 par Michael Chobanian. Parmi les donateurs se trouvent des particuliers, des entreprises et des fondateurs de startups. À titre de comparaison, la Croix Rouge a lancé un appel aux dons de 243 millions d’euros, le président américain propose d’envoyer 6,4 milliards de dollars et l’Ukraine a levé 270 millions de dollars sous forme d’obligations.
Toujours sur son compte Twitter, le vice-ministre Alex Bornyakov affiche le 11 mars les achats réalisés par le gouvernement ukrainien avec 15 millions dollars de dons en cryptomonnaie : 5 500 gilets pare-balles, 60 talkies-walkies, 500 casques, 3 125 caméras thermiques, 410 000 repas. « Chaque casque et chaque veste achetée grâce aux fonds de crypto monnaie sont en train de sauver des vies de soldats ukrainiens », ajoutait Alex Bornyakov dans son tweet.
Pour payer ces achats, le gouvernement ukrainien a pu compter sur 40 % de fournisseurs européens et américains acceptant la cryptomonnaie. Le reste a été payé en convertissant les avoirs en monnaie classique, en euros ou en dollars.
Le gouvernement ukrainien se montre très flexible. Il accepte de nombreuses cryptomonnaies : bitcoin, ethereum, tether, solana… Le fondateur de Polkadot Gavin Wood avait promis un don de 5,8 millions de dollars si l’Ukraine détenait une adresse sur la plateforme. Ni une, ni deux. L’Ukraine créait son adresse et recevait le don.
]]>
L’Ukraine accepte aussi des dons moins classiques, sous forme de NFT. Le ministre de la transformation numérique Mykhailo Fedorov affirme avoir engagé deux entreprises pour créer une collection de NFT vendue au profit de l’Ukraine. Le gouvernement détient ainsi l’image d’un personnage portant un bandana bleu et en train de fumer. « C’est si difficile à vendre, nous ne l’avons pas utilisé pour l’instant », a déclaré Bornyakov à l’agence de presse économique Bloomberg. « Nous apprécions toutes les formes de soutien que l’on essaie de nous donner. Ce qui est important, c’est l’attention des gens. […] Nous allons travailler avec les NFT dans quelque temps, nous nous concentrons pour l’instant sur ce qu’on peut gérer. »
]]>
À la pointe de la crypto
Depuis l’élection du président Zelensky en 2019, l’Ukraine travaille d’arrache-pied à développer la cryptomonnaie, notamment le minage. D’anciennes usines désaffectées ont été reconverties en ferme de minage, l’Ukraine a tenté d’attirer des ingénieurs, des codeurs et des programmeurs. Le 17 février 2022, soit une semaine avant l’invasion russe, le parlement ukrainien légalisait le bitcoin et toutes les autres cryptomonnaies, sans en faire pour autant une monnaie reconnue officiellement.
Dans un tweet, le ministre Mykahilo Fedorov y voyait un moyen pour les Ukrainiens de « protéger leurs biens de possibles fraudes ou abus », rappelant que l’Ukraine est l’un des 5 pays utilisant le plus les cryptomonnaies.
Avant l’invasion russe, ce travail sur la cryptomonnaie visait également à se protéger de la corruption. Le système bancaire ukrainien s’avère fragile. Entre 2014 et 2018, des centaines de banques ont fermé, les Ukrainiens ont perdu confiance dans le système bancaire et le pays a souffert de l’austérité imposée par le FMI.
La cryptomonnaie pourrait permettre de se détacher des institutions financières. « En temps de crise, si la monnaie est attaquée, la crypto peut fonctionner comme une valeur refuge », ajoute Assen Slim, professeur d’économie à l’INALCO et à l’ESSCA.
Près de 5,5 millions d’Ukrainiens détiendraient de la cryptomonnaie, soit un habitant sur huit. Quelques Ukrainiens ont même fui le pays en convertissant leurs bitcoins en monnaie courante, quand les distributeurs limitaient les retraits d’argent liquide. Mais cela profite à ceux qui ont déjà la maîtrise des échanges de cryptomonnaie.
]]>
La face sombre du bitcoin
Face aux sanctions économiques, la Russie pourrait être tentée de tirer profit de la cryptomonnaie. À la fin du mois de février, dans les jours suivant l’invasion, les échanges de bitcoin à partir du rouble, la monnaie officielle russe, étaient au plus haut depuis mai 2021, avant de redescendre à un niveau plus bas en mars. Les Russes détiennent, selon les estimations du Kremlin, plus de 200 milliards de dollars de cryptomonnaie.
D’autres pays utilisent déjà la cryptomonnaie pour contourner les sanctions économiques. D’après Elliptic, une entreprise fondée en 2013, spécialiste de la blockchain et de la lutte contre le crime financier, l’Iran minerait 4,5 % des bitcoins à l’échelle mondiale, ce qui rapporterait près d’un milliard de dollars par an en bitcoin. L’Iran monétise ainsi ses réserves de pétrole, source d’énergie pour le minage, sans avoir à l’exporter. Les mineurs sont rémunérés en bitcoins utilisés pour importer des produits.
Depuis le début de l’invasion russe, le gouvernement ukrainien a donc multiplié les appels à bloquer les transactions russes sur les plateformes d’échange de cryptomonnaie. « Si vous travaillez avec la Russie, même en crypto, vous soutenez tout simplement la mort d’innocents et c’est inacceptable, si vous êtes du côté humain, vous devez vous retirer des marchés russes », a justifié Alex Bornyakov au média spécialisé Coindesk.
]]>
Les plateformes n’ont pas suivi. Elles ne le feront pas, à moins d’y être légalement obligées. Les dirigeants des plateformes Binance et Kraken s’y sont publiquement opposés, arguant notamment de la différence entre « les politiciens russes » et « les utilisateurs innocents » de cryptomonnaie. Seuls les comptes affiliés à des personnes sanctionnées individuellement ont été gelés.
Le vice-président de Binance juge également que la cryptomonnaie n’est « pas très utile » à un gouvernement pour contourner les sanctions économiques. « Il y a d’autres moyens de déplacer des milliards de dollars grâce au système financier existant », a-t-il déclaré au média américain Wired. Selon lui, déplacer de gros montants de cryptomonnaie de manière anonyme demeure très difficile.
La neutralité en question
Certaines plateformes d’échange ont tout de même proposé de l’aide à l’Ukraine. La plateforme FTX a offert 25 dollars de cryptomonnaie à tous ses membres Ukrainiens. Des personnalités du monde de la cryptomonnaie ont encouragé depuis leurs comptes twitter à faire des dons humanitaires.
Parmi elles, Vitalik Buterin, le fondateur d’Ethereum, multiplie les messages pour venir en aide aux Ukrainiens. Pour justifier l’écart entre ses positions personnelles et l’usage de sa cryptomonnaie, il écrit sur twitter : « Rappel : Ethereum est neutre, pas moi ».
Derrière cette déclaration se pose la question de la neutralité des cryptomonnaies. « Cela peut paraître paradoxal que le créateur d’une cryptomonnaie reconnaisse qu’elle puisse aider aussi bien un dictateur que le pays qu"il envahit mais c’est normal si l’on considère la filiation intellectuelle de cette monnaie », explique le professeur d’économie Assen Slim.
Le fondateur du bitcoin, Satoshi Nakamoto, l’avait voulu décentralisé, neutre, hors des institutions et les cryptomonnaies conservent ces caractéristiques en temps de guerre. Les États n’ont pas attendu le bitcoin pour contourner des sanctions économiques ou lever des fonds humanitaires mais ce conflit rappelle que les cryptomonnaies font désormais partie du paysage.