Dimanche 30 janvier, le directeur général du groupe Orpea, Yves Le Masne, a été relevé de ses fonctions, après des accusations publiées dans un livre enquête, « Les Fossoyeurs » de Victor Castanet.
Yves Le Masne est accusé d’avoir mis en place un système de maltraitance de ses résidents en Ehpad pour améliorer sa rentabilité. Dans son rapport d’activité 2020, le groupe Orpea affiche une croissance de 8,7 % par rapport à 2020, avec un chiffre d’affaires européen de plus de deux milliards d’euros. « Leader mondial de la prise en charge de la Dépendance », peut-on lire sur son site Internet. Il a bénéficié de 102,4 millions de résultat net après impôts (hors dividendes).
Orpea détient en Europe 1 156 établissements, soit 116 514 lits, dont 26 359 lits en construction.
À titre de comparaison, en France, il y a 590 000 places pour personnes âgées dépendantes, y compris en accueil temporaire, dans 7 502 Ehpad, selon les chiffres rapportés en 2021 par la Caisse Nationale de Solidarité pour l'Autonomie (CNAS). 51 % dans des établissements publics, 29 % dans des établissements privés à but non lucratifs et 20 % dans des établissements privés commerciaux, comme Orpea.
Un poste de dépenses qui a coûté 8,6 milliards d'euros à l'État en 2018, selon l'Insee, dont 4,6 de prise en charge pour les établissements publics et 4 pour les établissements privés à but lucratif ou non.
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Comment expliquer la telle complexité du modèle économique de ces établissements ? Et qu'est-ce qui a conduit à cette situation ? Pour l’Éco rentre dans le détail des comptes.
Prix libres sur l’hébergement
Selon les chiffres de la CNAS, le prix médian d’un mois en Ehpad s’élève à 2 004 euros.
Selon les revenus de la personne en perte d’autonomie, une partie de ce montant peut être prise en charge par l’ASH, l’aide sociale à l’hébergement, versée par le département. Pour cela, il faut que l’établissement soit « habilité », c’est-à-dire que son tarif « hébergement » soit fixé par le conseil départemental.
D’après la CNAS, le prix de l’hébergement à la journée, en chambre seule, varie de 51,93 euros, dans 6 679 Ehpad, à 109 euros dans 1 160 Ehpad.
Si les prix des établissements publics varient de 2 000 à 3 000 euros, ils peuvent atteindre 10 000 euros le mois dans les Ehpad privés à but lucratifs, d’après Jingyue Xing-Bongioanni, chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail, spécialiste des politiques de la santé et de la dépendance et de la sociologie de l’action publique.
Dans les résidences Orpéa, c'est plutôt « 6 500 euros par mois, et les tarifs grimpent jusqu’à 12 000 euros pour la grande suite avec salle de bains et dressing », selon Victor Castanet, auteur de l'enquête Les Fossoyeurs.
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Que ce soit dans le public, le privé à but lucratif ou non, les tarifs se divisent en trois sections : l’hébergement, la dépendance et le soin.
C’est de l’hébergement que les Ehpad peuvent tirer le plus de profits. Cette section comprend l’administration générale, l’accueil hôtelier, la restauration, le blanchissage, l’animation de la vie sociale ou d'autres prestations.
La section « dépendances » du budget recouvre, elle, tous les frais liés à la perte d’autonomie, c’est-à-dire globalement les couches et 30 % du salaire des aides-soignants… Ou « faisant-fonction » d’aides soignants, alerte la chercheuse. « Parce qu’ils peinent à trouver du personnel, les Ehpad embauchent à ces postes des agents de service sans diplôme, travail très dur pour un salaire de 1 400 à 1 600 euros net par mois. »
C’est de la maltraitance pour les résidents, mais aussi pour les salariés.
Jingyue Xing-Bongioanni,Chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail
Cette section du budget est encadrée par le conseil départemental et l’ARS.
Pour le résident, le montant de cette section varie selon son autonomie. « Cela représente un cinquième et un dixième du tarif journalier, estime la maîtresse de conférences à l’Université de Lille, rien par rapport à l’hébergement ». On parle alors de tarif GIR 1 à 6.
Groupe iso-ressources (GIR)
Indicateur de la perte d’autonomie d’une personne âgée, calculé à l’aide de la grille AGGIR. Il existe six GIR : le GIR 1 est le niveau de perte d’autonomie le plus fort et le GIR 6 le plus faible.
L’État ne prend pas cette partie en charge à 100 %. Il y a un petit reste à charge pour le résident, entre zéro et vingt euros selon ses revenus et le principe du ticket modérateur.
Ticket modérateur
Part des dépenses restant à la charge du patient après remboursement de l’Assurance maladie et avant déduction des participations forfaitaires. Les complémentaires santé peuvent le financer intégralement ou en partie.
En revanche, l’État prend en charge à 100 % la section « soins » du budget des Ehpad, que ce soit pour un établissement privé ou public.
Tous les cinq ans, l’ARS décide du montant de la dotation pour chaque Ehpad, à travers une procédure de conventionnement tripartite ou dans le cadre de Contrat Pluriannuel d’Objectifs et de Moyens (CPOM). Ce budget est révisé à la marge chaque année.
L’Ehpad faisant partie de l’industrie des services, la grande majorité des dépenses est allouée aux salaires : 62,8 personnes en équivalent temps plein pour 100 places au 31 décembre 2015.
Ceux des infirmiers, 70 % de ceux des aides soignants… et celui du médecin coordinateur, qui navigue sur plusieurs établissements, tellement les coûts sont tirés. « S’ils le souhaitaient, commente Jingyue Xing-Bongioanni, les établissements lucratifs peuvent faire le choix d’embaucher plus de personnel avec leurs fonds propres, mais je ne l’ai jamais constaté sur le terrain ».
Elle modère néanmoins : « Ce n’est pas le statut juridique qui pose véritablement problème, mais l’attractivité du secteur. Les Ehpad, qu’ils soient publics ou privés, peinent à recruter. » 44 % des établissements déclarent rencontrer des difficultés de recrutement, et 63 % d’entre eux constatent des postes non pourvus plus de six mois après avoir posté l’annonce, selon l’enquête EHPA de la DREES, parue en 2018.
Jusqu’à 20 toilettes par matinée en mode dégradé
« Les postes sont prévus au budget, mais non pourvus, faute de candidats. » Et les arrêts maladie sont nombreux dans ces métiers, parce que le quotidien est difficile et les travailleurs vieillissants.
« Privés, associatifs ou publics… Tous minimisent les dépenses sur les salaires, ferment les yeux sur les conditions de travail et la qualité du service rendu. Sauf que les établissements à but lucratif auraient la capacité de faire mieux. Mais ils font le choix de mieux rémunérer les capitaux que les travailleurs. »
Jingyue Xing-Bongioanni,Chercheuse affiliée au Centre d’études de l’emploi et du travail
« Or quand une équipe est au complet, raconte la sociologue du travail, chacun doit faire entre 12 et 15 toilettes par matinée. » S’il manque du personnel, le service passe en « fonctionnement dégradé », souvent en « autoremplacement ». « Chacun doit alors faire 18 à 20 toilettes. Là, on accélère, on n’a pas le temps, et puis tant pis si on ne lève pas certains résidents de leur lit de la journée. C’est de la maltraitance pour eux, mais aussi pour les salariés. Ils souffrent énormément et culpabilisent beaucoup de ne pas faire leur travail correctement ».
« Privés, associatifs ou publics… Tous minimisent les dépenses sur les salaires, ferment les yeux sur les conditions de travail et la qualité du service rendu. Sauf que les établissements à but lucratif auraient la capacité de faire mieux. Mais ils font le choix de mieux rémunérer les capitaux que les travailleurs. »
Manque de surveillance
Face à ces écueils, l’État devrait agir en garde-fou. Le conseil départemental et l’Agence régionale de santé en ont d’ailleurs les compétences : ils peuvent scruter les comptes des établissements, qu’ils soient privés à buts lucratifs, associatifs, ou publics. « Mais ils n’ont qu’une vision très réduite », nuance la maîtresse de conférences à l’Université de Lille.
« Jusqu’en 2009, les inspecteurs [aussi appelés tarificateurs, N.D.L.R.], se déplaçaient dans les établissements, mais depuis la simplification de l’administration publique, les effectifs ont été réduits. Le nombre de leurs dossiers à charge a doublé voire triplé. Ils ne sont plus en contact avec le terrain », témoigne la sociologue.