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Allemagne : « Le succès du chômage partiel en 2008 a inspiré le reste de l’Europe »
Politique économique
Allemagne : « Le succès du chômage partiel en 2008 a inspiré le reste de l’Europe »
Merkel, le bilan. Si en 2020, la France a fait le choix d’un recours massif au chômage partiel, l’inspiration est venue d’outre-Rhin. Pour Isabelle Bourgeois, économiste spécialiste de l’Allemagne, c’est toute la philosophie de préservation de l’emploi et de cogestion des entreprises allemandes qui pourraient servir de modèle à l’économie française.
Clément Rouget
© Jose Giribas/ROPI-REA
[C’était Merkel - 1/7] Le 26 septembre, après les élections fédérales, Angela Merkel ne sera plus la chancelière allemande. Les jeunes nés après novembre 2005 connaîtront pour la première fois un autre dirigeant outre-Rhin. L’occasion pour Pour l’Éco de revenir sur les choix de politiques économiques qui ont marqué ses quatre mandats. Ici, le "Kurzarbeit", ou comment le chômage partiel allemand a inspiré l’Europe.
Au moment de la crise de 2008, la classe politique allemande et les partenaires sociaux soutiennent massivement le dispositif du Kurzarbeit, le chômage partiel, pour éviter des licenciements massifs en pleine récession.
Cette politique économique, à la riche histoire de l’autre côté du Rhin, a si bien fonctionné qu’elle a inspiré, parmi d’autres, le gouvernement français en 2020 et a été reconduite par le gouvernement allemand.
Ce choix ne peut se comprendre sans analyser l’histoire sociale allemande et les relations entre patronat et syndicats au sein des entreprises, nous explique l’économiste et spécialiste de l’Allemagne Isabelle Bourgeois.
Pourquoi elle ?
Isabelle Bourgeois est spécialiste des comparaisons France-Allemagne dans le contexte européen. Chercheuse au CIRAC de 1988 à 2017, rédactrice en chef de la revue Regards sur l’économie allemande, elle a publié de nombreux ouvrages et contributions en français et en allemand. Elle a fondé en 2018, avec René Lasserre, la plateforme d’échanges et de débats d’experts sur les questions européennes : https://www.tandem-europe.eu.
Pour L’Éco. Pourquoi la France a-t-elle tenté d’imiter la politique de chômage partiel allemande, mise en place par le gouvernement d’Angela Merkel au moment de la crise de 2008 ?
Isabelle Bourgeois. La France a surtout essayé d’imiter le succès du modèle allemand ! L’Allemagne a été très secouée par la dernière crise financière : elle a perdu 5 points de PIB en 2009. Mais elle s’est ensuite très vite redressée, sans hausse du chômage malgré la sévère récession.
Les entreprises ont tout fait durant la crise, en particulier grâce au chômage partiel, afin de garder les compétences de leurs salariés et mieux rebondir à l’issue de la crise.
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Cette culture du chômage partiel et de la préservation de l’emploi est-elle antérieure à la crise de 2008 ?
Les outils étaient déjà là. Le chômage partiel existe en Allemagne depuis la fin des années 1950. Il répond à une logique de prévention, qui vise à accompagner les entreprises en cas de grand choc conjoncturel.
Toute une série d’outils, codéfinis avec les partenaires sociaux – patronat et syndicats – existent pour permettre aux entreprises de faire face aux crises, aux fluctuations d’activité. Avec un objectif clé : éviter le chômage.
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L’activité partielle a servi plusieurs fois dans l’histoire du pays, notamment au moment de la transition de l’économie est-allemande dans les années qui ont suivi la réunification (en 1990, NDLR). Il a aussi souvent été utilisé dans le cadre de restructurations d’entreprise.
C’est un outil très développé, parfaitement rodé, et assoupli en cas de besoin. Cette flexibilité face à la conjoncture économique et la cogestion avec les syndicats explique en grande partie le Jobwunder, le « miracle de l’emploi » allemand de 2008. Durant la crise, le chômage partiel a concerné jusqu’à 1,4 million de salariés.
3 %
Soit la part de la population active allemande qui a bénéficié du chômage partiel en 2008. En France, sur la même période, seul 0,85 % des salariés ont été pris en charge de cette façon.
Source : Chômage partiel, outil partial ? Comparer le chômage partiel en Allemagne et en France (2016), Ires.
Quel rôle a joué Angela Merkel dans la mise en place de cet outil ?
La chancelière a joué son rôle de « modérateur » dans un jeu collectif. Elle a simplement fait en sorte, avec les ministres et les acteurs concernés, que le recours/accès au chômage partiel – une mesure qui avait fait ses preuves – soit facilité et accru dans son ampleur.
Mais la clé de la réussite de cette mesure est que tous y ont contribué, chacun y trouvant son intérêt : les salariés ont certes perdu en pouvoir d’achat mais ont gardé leur emploi ; les entreprises ont financé des compléments de salaire ou des formations continues, voire des requalifications, mais ont pu ainsi préserver leurs « talents » ; et les finances publiques ont certes alimenté les fonds, mais sans voir baisser trop le volume des cotisations, et surtout, sans voir exploser le nombre de chômeurs. C’est un typique « compromis à l’allemande ».
Le fonctionnement de l’activité partielle est-il identique entre les deux pays ?
Il y a de grandes différences. En France, l’État gère et finance une grande partie du dispositif, alors qu’en Allemagne, il est financé par les cotisations chômages et réglé par l’équivalent de l’Assurance chômage, au niveau local. Ce n’est pas le contribuable qui paye, mais les cotisants : salariés et entreprises.
Dans une crise économique normale, non sanitaire, la priorité est aussi donnée à la formation durant l’inactivité forcée. Les salariés doivent, dans la mesure du possible, continuer à se former, permettant ainsi à l’entreprise, non seulement de garder son capital humain, mais également de monter en compétences.
Dernier point non négligeable : l’Allemagne bénéficie de caisses bien remplies de l’Assurance chômage. Il n’y a pas de soucis de financement alors que sujet est sensible en France. En revanche, le montant de l’activité partielle y est plus élevé – 84 % du salaire net contre 60 % outre-Rhin pour les employés sans enfant.
Pourquoi les entreprises allemandes n’ont-elles pas fait le choix de « dégraisser », comme leurs homologues françaises en 2008 ?
La vision est si partagée en Allemagne que l’employeur serait fou de licencier une compétence ! La compétitivité et la capacité d’innover des entreprises allemandes reposent sur leurs compétences humaines.
L’entreprise repose sur l’idée d’une communauté de destin, idée même inscrite dans la Constitution, article 14 de la loi fondamentale. Dès qu’un particulier crée une entreprise, il a le droit de faire fructifier le capital engagé, mais aussi le devoir de faire participer les salariés. Le salarié, lui, a le droit d’être bien traité et le devoir de contribuer à la prospérité de l’entreprise.
Ce système présente-t-il malgré tout des failles ?
Oui, s’il y existe un large consensus, tout n’est pas parfait. Par exemple, comme ce système repose sur les cotisants, salariés et employeurs, il ignore les personnes qui ne cotisent pas.
Cela laisse en dehors du système tous ceux qui occupent des « mini-jobs », ces emplois dont le salaire ne dépasse pas un certain seuil (actuellement de 450 euros/mois). Cela concerne presque 5 millions de personnes dont c’est l’unique source de revenu.
Plus généralement, le système allemand privilégie les insiders, ceux qui ont un emploi stable, et laissent un peu de côté les exclus, les outsiders.
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Éco-mots
La théorie des « insiders-outsiders » a été conceptualisée par Assar Lindbeck et Dennis Snower. L’ancienneté, le statut et la productivité des salariés (insiders) en place l’emportent sur ceux qui pourraient les remplacer à un coût moindre, les jeunes, les chômeurs (outsiders).
Et les inégalités existent aussi par secteur d’activité. Si l’autorégulation et la cogestion à l’allemande fonctionnent très bien dans l’industrie, cela est moins le cas dans le secteur des services, où les syndicats sont moins puissants et les salariés moins protégés.
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Crise du Covid-19 : l’Allemagne prolonge le chômage partiel jusqu’en 2022
Après d’intenses débats, le gouvernement de coalition allemand a décidé fin août d’étendre le dispositif de chômage partiel jusqu’à 2022, en dépit de son coût pour les finances publiques, dénoncé par les conservateurs de la CDU, parti d’Angela Merkel.
Le dispositif a déjà coûté environ douze milliards d’euros depuis le début de l’année selon l’hebdomadaire allemand Die Zeit. Et, fin août, l’office allemand des statistiques (équivalent de l’INSEE) indiquait que le pays avait connu au premier semestre 2020 son premier déficit public depuis huit ans.
Au plus fort de la crise, en mai 2020, près de 7 millions de salariés allemands dépendaient du chômage partiel, soit 14 % de la main-d’œuvre du pays, selon UBS.
C'était Merkel...
Pour l’Éco revient sur les choix de politiques économiques qui ont marqué les quatre mandats de la chancelière allemande :
1. Angela Merkel : au-delà du symbole, peu d’avancées pour les femmes
2. Merkel et le Smic allemand : de nombreux débats, des résultats mitigés
3. Allemagne : « Le succès du chômage partiel en 2008 a inspiré le reste de l’Europe »
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