Une petite boutique aux vitrines translucides blottie sous les gratte-ciel de Montréal : la SQDC, Société québécoise du cannabis. C’est dans ce type d’échoppe que les Québécois se rendent pour acheter du cannabis légalement.
En octobre 2018, au moment de la légalisation, les télévisions internationales se relayaient pour capturer un bout de chaos autour des files d’attente monumentales devant l’enseigne.
Aujourd’hui, la liesse a cessé. Un agent de sécurité accueille rapidement chaque consommateur pour vérifier qu’il est bien majeur.
À l’intérieur se dessine une petite pièce aux faux airs de co-working, bois clair et déco minimale. Les écrans disposés autour de la boutique listent les espèces de cannabis disponibles, leurs arômes ou leur intensité.
Tout est fait pour accompagner le néophyte entre une bonne centaine de produits aux noms fleuris : Tangerine Dream, Pandora, Lagune. En caisse, un vendeur en tablier vert glisse quelques conseils pour aiguiller le client.
On se croirait chez Starbucks, sauf qu’au lieu d’un gobelet de café, c’est une petite boîte bleu et jaune qu’on glisse dans notre sac.
Difficile d’assécher le marché noir
Le Premier ministre Justin Trudeau militait dès 2015 pour la légalisation, afin de protéger les plus jeunes et d’assécher le marché noir.
Un an après l’autorisation, actée en 2018, la consommation des mineurs est restée stable et le marché noir n’a pas disparu : il représenterait encore au moins 40 % du business, selon les données du gouvernement canadien.
Charlotte, une habitante de Toronto de 26 ans, pense savoir pourquoi certains Canadiens évitent le “pot” légal. D’abord, le commerce illicite reste plus pratique et plus abordable financièrement.
“Mon copain se fournit toujours auprès d’un dealer parce que ses prix sont plus intéressants et qu’il nous livre à domicile. C’est devenu un ami et c’est plus simple”, souligne la jeune fille.
Une manne bon marché d’autant plus précieuse dans les régions plus excentrées où les boutiques se font rares. “Je passe beaucoup de temps dans le nord de l’Ontario. Là-bas, le premier magasin est à deux heures de route et le marché noir a encore une importance cruciale”, poursuit-elle.
Ensuite, les Canadiens auraient encore une certaine réticence à se montrer dans une boutique. “Si l’achat du cannabis est légalisé, il n’est pas pour autant accepté socialement par tous. Je n’ai pas très envie de tomber sur mon patron”, renchérit cette salariée de l’audiovisuel.
Et pas question de commander en ligne via les e-shops étatiques, estime-t-elle. “Les gens ont peur d’être fichés par le gouvernement et de ne plus trouver de boulot.”
Pas assez bon, pas assez fort
Pour rivaliser, l’offre légale devrait s’adapter au portefeuille des consommateurs. Depuis l’ouverture officielle du marché, les tarifs du cannabis illégal sont en chute libre. Un produit vendu par un dealer peut s’acheter 80 % moins cher qu’en boutique.
“Il faut veiller à ne pas imposer des tarifs trop élevés – ce qui pourrait repousser le consommateur vers le marché illégal – tout en refusant de brader la marchandise et encourager la consommation”, analyse Sarah Hamill, docteure en droit et spécialiste de l’histoire de la prohibition au Canada.
La différence de prix s’explique en partie par la pénurie de main-d’œuvre dans l’industrie légale. Ces entreprises ont du mal à embaucher des employés formés pour faire pousser de la bonne marijuana.
Conséquence : “L’offre est insuffisante au Canada. Les provinces n’arrivent pas à produire assez vite pour répondre à la demande. Des magasins ont même dû fermer à cause de la pénurie", décortique Michael Boudreau, criminologue canadien à l’université Saint-Thomas.
L’herbe officielle devra aussi monter en gamme pour séduire de nouveaux clients. Le cannabis autorisé mise certes sur sa fiabilité, “mais les consommateurs ne trouvent pas les produits assez bons et les niveaux de THC suffisamment élevés”, relève Michael Boudreau.
Le marché légal doit aussi concurrencer le marché noir avec ses fameux produits comestibles. Grâce à une deuxième vague de légalisation, ces boissons et aliments infusés au cannabis sont commercialisés depuis octobre 2019.
Pour la chercheuse Sarah Hamill, l’économie souterraine du cannabis ne pourra pas être déracinée du jour au lendemain : « Comme pour l’alcool, les anciens dealers conserveront une place sur le marché, comme cela a été le cas après la fin de la prohibition. »
Et encore plus si le dealer appartient au cercle proche du consommateur. « Un an de légalisation, ce n’est pas très long, les gens ont encore de vieilles habitudes », conclut Charlotte.