« On ne peut plus vivre au rythme et avec la grammaire d’il y a même un an. Tout a changé. » Trois mois après le début de la guerre en Ukraine, Emmanuel Macron a annoncé vouloir réévaluer la loi de programmation militaire 2019-2025 (LPM) pour « ajuster les moyens aux menaces ». Le budget du ministère des Armées doit atteindre 43,9 milliards d'euros en 2023, contre 35,9 milliards d’euros en 2019.
Lors du salon international de défense Eurosatory le 13 juin, le président a indiqué que la France et l’Union européenne sont entrées dans une « économie de guerre » : « Une économie dans laquelle il faudra aller plus vite, réfléchir différemment sur les rythmes, les montées en charge, les marges… » L’économiste Julien Malizard revient sur l’évolution des dépenses françaises en termes de défense et sur l’impact de la guerre en Ukraine.
Pourquoi lui ?
Julien Malizard est docteur en sciences économiques de l’Université Montpellier 1 et titulaire adjoint de la Chaire Économie de défense à l’Institut des hautes études de Défense nationale (IHEDN). Il publie régulièrement des travaux sur les effets macroéconomiques des dépenses de défense et sur l’impact des contraintes budgétaires sur les budgets de défense.
Pour l’Éco. Emmanuel Macron a annoncé vouloir réévaluer la loi de programmation militaire. En termes de budget consacré à sa défense, où se situe la France aujourd’hui ?
Julien Malizard. La France est le pays qui investit le plus dans l’armement en Europe. Elle représente près de 30 % des dépenses d’équipement de l’Union européenne et le budget de la défense de l’Hexagone atteint à peu près 1,8 % du PIB du pays.
Pendant très longtemps (du milieu des années 1980 jusqu’aux attentats de 2015 à Paris), les lois de programmation militaire n’étaient pas respectées. Les crises économiques se sont succédé sur la période et le budget de la défense a servi de variable d’ajustement. Pour accompagner l’effort de désendettement de l’État et de restructuration des finances publiques, ce budget était sacrifié, en particulier la part consacrée à l’équipement - ce qui sert pour le développement de nouvelles capacités ou l’acquisition de nouveaux matériels.
Aujourd’hui, lorsque Emmanuel Macron parle de réévaluer la LPM, il est difficile de savoir quelles en seront les conséquences concrètes, mais gardons en tête que la machine budgétaire de la défense est complexe.
En général, lors des révisions, les grandes orientations restent les mêmes et les changements se font à la marge. L’exécutif peut réorienter certaines priorités : s’il considère qu’il est important de préserver le stock d’équipements français après avoir livré des canons d’artillerie à l’Ukraine, il est possible de passer une commande d’urgence.
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Qu’est-ce que « l’économie de guerre » qu’a évoquée le chef de l’État ?
En théorie, l’économie de guerre est une situation où l’on oriente l’appareil productif vers la défense. Concrètement, il s’agit de transformer des usines pour qu’elles construisent des bateaux, des blindés, des avions ; former une armée de conscription avec appelés. C’est ce que l’on a connu pendant la Première et la Seconde guerres mondiales. De 1939 à 1945, au Royaume-Uni, la part des dépenses militaires dans le PIB était comprise entre 40 et 50 %.
Lorsqu' Emmanuel Macron emploie l’expression « économie de guerre », il veut sans doute prévenir que les tensions actuelles vont modifier et bouleverser le paysage international en place depuis les années 1990. Pour la défense, cela impose de repenser les chaînes d’approvisionnement et les industries. Aujourd’hui, l’industrie de défense européenne est taillée sur-mesure. C’est-à-dire que les pays ont essayé de préserver globalement leur capacité, mais avec zéro marge de manœuvre s’il y a une demande excédentaire comme c’est le cas actuellement. Ils rencontrent donc de gros besoins de matériel, mais leurs industries, quand elles existent, ne sont pas capables de produire davantage, surtout dans des délais extrêmement courts.
Éco-mots
Appareil productif
Ensemble des ressources humaines et matérielles d’un pays pour une production donnée.
Emmanuel Macron a justement appelé aux investissements dans l’industrie de défense et l’a qualifiée de « secteur d’avenir ». Qu’en est-il ?
La défense peut être vue comme un secteur d’avenir dans la dimension technologique. Les forces françaises assument la volonté de s’appuyer sur la supériorité technologique pour gagner les combats, ce qui nécessite de gros investissements de recherche et développement (R & D).
Mais c’est surtout un « secteur d’avenir » parce que, malheureusement à cause de l’ensemble des menaces actuelles, les perspectives sont bonnes pour la défense. Il y a des besoins et la volonté politique de se réarmer.
Toute la question est de savoir si ce réarmement sera durable. Si l’on transforme l’industrie de défense, cela prend du temps : les programmes d’armement se font sur le long terme ; la durée de vie des matériels est extrêmement longue.
Le président sous-entend qu’il faudra ajouter à la stratégie actuelle dite « expéditionnaire », essentiellement composée d’opérations extérieures (Opex), une stratégie de préparation à l’éventualité d’un conflit de haute intensité, en Europe ou sur le territoire national. Globalement, cela nous ramène à la situation que l’on a pu connaître durant la Guerre froide.
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La situation actuelle est-elle vraiment comparable à la Guerre froide ?
Oui, il est plus correct de dire que nous sommes entrés dans une « économie de guerre froide » : pas un temps de paix, ni de guerre conventionnelle, mais un entre-deux où l’on dépense davantage pour faire face à l’éventualité d’un conflit.
Pendant longtemps, le secteur de la défense a provoqué la peur ou le désintérêt. Désormais, la possibilité d’un conflit majeur en Europe fait prendre conscience que les armes ont aussi une vocation défensive pour dire à l’attaquant potentiel que l’on est capable d’y répondre, que l’on se prépare.
Le conflit en Ukraine relance aussi le débat autour de la masse. Depuis la fin de la Guerre froide, la France a fait le choix de préserver ses compétences, mais en quantités limitées (trois fois moins de grandes plateformes, trois fois moins de chars, entre deux et trois fois moins d’avions de combat qu’autrefois). Les équipements sont de meilleure qualité, mais dans l’optique d’une guerre de grande intensité, en avoir moins c’est courir le risque de se retrouver très vite démuni, désarmé. D’où le débat : faut-il transformer l’appareil productif pour aller vers des équipements plus rustiques, en plus grand nombre, avec ce que ça implique en termes de pertes humaines ?
Nous sommes entrés dans une « économie de guerre froide » : pas un temps de paix, ni de guerre conventionnelle, mais un entre-deux où l’on dépense davantage pour faire face à l’éventualité d’un conflit.
Julien MalizardDocteur en sciences économiques, spécialiste de l’économie de la défense.
Le président encourage à davantage de coopération européenne. Vous y croyez ?
La coopération peut être de nature politique, mais ce n’est pas simple. Avec la guerre en Ukraine et avant cela, lors de la crise du Covid-19, nous avons pu observer une tendance au nationalisme économique au détriment parfois de l’efficacité. Et les diagnostics que font les pays européens ne font pas consensus. Par exemple, le degré de menace que représentait la Russie avant la guerre n’était pas perçu de la même façon à l’Ouest et à l’Est de l’UE.
Cette dimension politique implique que chaque pays ait ses propres préférences en termes de forces armées (taille, équipements, etc.) La France a par exemple moins de matériels pour la guerre de haute intensité que la Pologne, relativement à la taille des deux pays.
Et puis, la coopération européenne peut avoir une dimension industrielle. Les États pourraient développer des équipements ensemble pour baisser le montant des factures. Il y a eu des programmes d’armement communs, mais compte tenu des divergences, les États ont souvent eu tendance à tirer la couverture à eux plutôt qu’à partager.
L’hélicoptère de combat Tigre est un bon exemple. Il est utilisé pour la lutte antichars en Allemagne et comme soutien aux fantassins au sol par les Français. Des missions très différentes qui ont nécessité une multiplication des lignes de production pour la construction des appareils. Résultat : le processus n’est pas collectif et ne coûte finalement pas moins cher.
Nous pouvons quand même souligner deux initiatives communes récentes au sein des Vingt-Sept : un fonds européen de défense dans le cadre de la R & D qui encourage les pays (au moins trois) à s’associer pour développer une nouvelle technologie ; et la facilité européenne pour la paix (FEP) qui est un instrument permettant un remboursement partiel lorsqu’un pays a livré des armes à l’Ukraine.
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Pour partager le « fardeau de la défense », l’OTAN encourage chaque pays à investir à hauteur de 2 % de son PIB. Est-ce envisageable, dans le contexte géopolitique actuel et en période d’inflation ?
Dans une dimension purement historique, c’est possible. La France a déjà atteint un tel pourcentage par le passé : au début des années 1980, celle-ci investissait à hauteur de 2,7 % du PIB dans sa défense. Mais depuis 25 ans, elle se situe en-dessous de ce seuil.
Avec la guerre en Ukraine, les pays européens montrent clairement leur volonté à se réarmer (l’Allemagne, les Pays Bas, etc.) Mais ce volontarisme politique ne va-t-il pas être complètement essoré par l’inflation ? Si vous voulez très fortement augmenter le budget de défense, mais que vous avez une inflation comprise entre 5 et 10 %, que faites-vous ?
Pour la France, j’ai comparé l’accroissement du budget prévisionnel pour 2022, à l’inflation telle qu’elle est anticipée. Cette dernière va être plus élevée que le taux de croissance du budget de la défense. Ça veut dire que le ministère des Armées va s’appauvrir, le budget en valeur réelle va baisser. Quels programmes militaires vont en subir les conséquences ? Est-ce qu’on va préserver certaines capacités au détriment des personnels ou inversement ?
Entre les dépenses de fonctionnement ou d’équipement : qu’est ce qui coûte le plus cher à la France ?
La France dépense davantage pour les équipements (55 % environ du budget) que pour les personnels. Les chiffres clés de la Défense montrent que les équipements représentent 22,3 milliards d’euros, la masse salariale 12,3 milliards et le hors équipement (les dépenses de fonctionnement qui ne sont pas de masse salariale) 4,6 milliards. [Point important à prendre en compte, le budget de défense français n’inclut pas les pensions versées aux anciens militaires au titre de leur retraite, contrairement aux standards internationaux, ndlr.]
Les deux gros postes budgétaires d’équipements sont d’une part les « programmes à effet majeur » : l’achat de sous-marins, de frégates, d’avions de combat, d’avions de transport, de véhicules terrestres. D’autre part, la dissuasion nucléaire : entretien des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, missiles avec têtes nucléaires et composante aéroportée. Cette partie du budget a vocation à augmenter à terme, puisque nous sommes en train de développer les nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, qui vont remplacer ceux qui sont actuellement en service.
Et puis, il y a un troisième gros poste important dans le domaine des équipements, qui connaît une forte croissance depuis 15 ans : les entretiens programmés des matériels. La France est obligée de faire de la maintenance régulière sur le matériel actuel qu’elle utilise pour ses opérations extérieures (avions de combat, hélicoptères, véhicules de transport, bateaux, etc.) car il doit tout le temps être disponible. Cela représente 4,5 milliards d’euros en 2021.
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