Sociologie
Bonheur : la frustration des autres augmente notre satisfaction !
Les individus semblent prêts à renoncer à de la richesse et du pouvoir d’achat pour peu que leurs voisins soient dans une situation moins bonne que la leur. Comme si la comparaison l’emportait sur la raison.
André Zylberberg, directeur de recherche émérite, centre d’économie de la Sorbonne
© STEPHEN SPERANZA/NYT-REDUX-REA
Qu’est-ce qui nous rend le plus heureux ? Voir notre condition s’améliorer ou voir qu’elle s’améliore plus que celle de nos voisins ? En d’autres termes, sommes-nous plus sensibles aux modifications de notre revenu absolu ou à celles de notre revenu relatif ?
Cette éventualité semble s’imposer et une étude récente1 a permis d’élucider les ressorts psychologiques d’une telle attitude. L’étude s’appuie sur une expérience de terrain dans laquelle 274 personnes proposaient un prix pour un même bien (un T-shirt avec le logo de l’expérience).
Les participants sont répartis en groupes d’au maximum huit personnes. Au sein de chaque groupe, la personne ayant fait la proposition la plus élevée remporte le T-shirt.
L’originalité de l’expérience vient de la constitution de deux types de groupes. Dans les groupes « de base », tout le monde peut soumettre une offre. Dans les groupes « avec exclusion », certains participants sont éliminés au hasard et seules les personnes restantes ont la possibilité de soumettre une offre.
Le graphique affiche les résultats de cette expérience : si on exclut trois personnes des groupes de base comptant huit membres, l’enchère moyenne passe de 1,7 dollar à 2,4 dollars, soit une hausse d’environ 42 %.
Quand les groupes de base se composent de six personnes et que deux en sont exclues, l’enchère moyenne passe de 1,1 dollar à 1,8 dollar, soit une hausse d’environ 63 %.
Ces résultats interpellent. En principe, la valeur moyenne des enchères devrait augmenter avec le nombre de participants, car ceux qui ont le plus envie d’acquérir le bien font face à plus de concurrents et ont donc tendance à augmenter leur enchère. Or dans cette expérience, c’est exactement l’inverse qui se produit. Moins il y a de participants actifs, plus l’enchère moyenne est élevée !
Supériorité comparative
Les auteurs expliquent ce résultat inattendu par un motif de supériorité comparative. Sa prémisse est que si un bien est désiré par un grand nombre de gens, nous serions, en moyenne, d’autant plus satisfaits que certains ne pourront l’acquérir !
La satisfaction qu’un individu attache à la possession d’un objet n’est pas juste proportionnelle à l’utilité qu’il en retire, elle augmente aussi avec la frustration des autres.
Dans le contexte de l’expérience, en excluant a priori des participants potentiels, l’expérimentateur instille l’idée que les désirs de certains ne seront pas satisfaits ce qui, selon l’hypothèse de supériorité comparative, est censé accroître le bien-être des « privilégiés » pouvant l’acquérir.
C’est ce mécanisme mental qui fait monter le niveau des enchères quand certains participants sont arbitrairement éliminés. On retrouve un tel ressort psychologique dans le « marketing de rareté », qui consiste à créer artificiellement des restrictions, voire des pénuries passagères, dans la distribution ou la production d’un produit.
Ainsi, la pratique des séries très limitées est habituelle dans l’industrie du luxe. Elle permet à certains acheteurs d’acquérir à des prix souvent prohibitifs des biens que d’autres auraient également voulu posséder, mais qu’ils n’auront pas.
L’affaire du salaire minimum
Cette stratégie se rencontre aussi dans la grande distribution quand des produits courants sont proposés à la vente pendant un laps de temps borné. Le mécanisme de supériorité comparative peut aussi expliquer des oppositions aux politiques redistributives parmi des populations peu favorisées.
En l’absence de redistribution, ces dernières retirent de la « satisfaction » du fait qu’il y a des personnes en dessous d’elles. Elle disparaît si l’écart se comble.
Par exemple, certaines enquêtes rapportent que ce sont les individus un cran au-dessus du seuil du salaire minimum qui sont le plus opposés à son augmentation2.
Faire partie d’un club dont l’accès est limité procure le même genre de satisfaction. Comme le disait Jules Renard : « Il ne suffit pas d’être heureux : il faut encore que les autres ne le soient pas. »3
Le revenu relatif compte plus que le revenu absolu
En 1995, un panel d’étudiants et de personnels d’une université américaine s’est vu proposer le choix suivant : A. Votre revenu annuel est de 50 000 dollars et vos collègues gagnent 25 000 dollars ; B. Votre revenu annuel est de 100 000 dollars et vos collègues gagnent 200 000 dollars.
Résultat : 56 % des participants ont répondu préférer l’éventualité A. Une nette majorité préfère donc une situation dans laquelle leur pouvoir d’achat est divisé par deux, mais qui les placent au-dessus de leurs collègues, à une situation où leur pouvoir d’achat est multiplié par deux, mais qui les placent (nettement) au-dessous.
Cette expérience confirme l’idée que, pour une majorité, le revenu relatif compte plus que le revenu absolu.
“Is more always better?: A survey on positional concerns”, S. Solnicka et D. Hemenway, Journal of Economic Behavior & Organization n°37, 1998
Pour aller plus loin
1. “The Psychology and Economics of Exclusion”, Alex Imas et Kristóf Madarász, VOX, CEPR Policy Portal, 22 août 2020
2. “Last-Place Aversion: Evidence and redistributive Implications”, I. Kuziemko et alii, Quarterly Journal of Economics n°129, 2004
3. Dans Journal, 1887-1910
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