Après 7,4% au quatrième trimestre 2021, l’Insee vient d’enregistrer un taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) de 7,3%. Dans le même temps, le marché tricolore du travail affiche des signes de surchauffe : nombreux emplois non-pourvus, tensions à la hausse sur les salaires et fort essor du turn-over.
Tout se passe comme si la France vivait une situation de plein-emploi… alors que son taux de chômage est plus du double de celui des États-Unis (3,6% en mars dernier) ! Comment comprendre ce paradoxe ? Pour l’éco vous livre quelques clés en déconstruisant trois idées reçues à propos du plein-emploi.
Idée reçue n°1 – « Le plein-emploi, c’est quand il n’y a pas de chômage »
FAUX. Une part incompressible de chômage subsiste toujours, même dans une économie qui tourne à plein régime. Cette forme de chômage est nommée « chômage structurel ».
George Stigler (1962), prix Nobel d’économie en 1982, a établi l’existence d’un chômage dit « de prospection », chômage volontaire de travailleurs souhaitant dégager du temps pour rechercher un emploi plus satisfaisant (et souvent mieux rémunéré).
Le chômage structurel recouvre aussi le chômage dit « technologique » (provoqué par le progrès technique qui supprime les emplois dans certains secteurs et/ou rend obsolètes les compétences de certains travailleurs) et le chômage dit « frictionnel » (chômage transitoire lié au passage d’un emploi à un autre).
Cette part incompressible de chômage détermine le taux de chômage d’équilibre d’une économie. Celui-ci varie d’un pays à l’autre, notamment en fonction des institutions du marché du travail (flexibilité des contrats, indemnisation du chômage, etc.). On comprend par exemple qu’une indemnisation plutôt longue et généreuse peut constituer une incitation au chômage de prospection pour les travailleurs.
À l’inverse, une indemnisation courte, faible et non associée à des formations peut inciter ces mêmes travailleurs à conserver leurs emplois actuels au risque de s’exposer à du chômage technologique dans le futur. Un relatif consensus existe parmi les économistes pour considérer que, la législation protectrice de l’emploi étant beaucoup plus développée de ce côté-ci de l’Atlantique, le taux de chômage d’équilibre de la France est supérieur à celui des États-Unis.
Idée reçue n°2 – « L’existence de nombreux emplois non pourvus prouve que la France est au plein-emploi »
FAUX. Au quatrième trimestre 2021, la Dares a comptabilisé 350 900 emplois vacants en France. Mais il ne faut pas confondre tensions sur le marché du travail et plein-emploi !
Alexandra Roulet (2017) rappelle ainsi que notre pays présente des besoins en main-d’œuvre peu qualifiée et très qualifiée structurellement insatisfaits depuis au moins deux décennies.
Par exemple, l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie travaille actuellement à la réalisation d’un partenariat avec l’agence pour l’emploi de la Tunisie afin d’organiser l’arrivée cet été de saisonniers qualifiés en provenance de ce pays.
À cette inadéquation entre offre et demande sur le plan des qualifications (skill mismatch) s’ajoute une inadéquation spatiale (spatial mismatch), c’est-à-dire un décalage géographique entre offre et demande de travail.
Roulet montre que ce décalage est plus marqué en France qu’ailleurs car 58% des ménages y possèdent leur résidence principale, la propriété de son logement constituant un puissant frein à la mobilité géographique pour motif professionnel.
Chômage et pénurie de main d’œuvre peuvent donc parfaitement coexister, relevant de ce que les économistes qualifient de « mismatch unemployment » (chômage d’inadéquation).
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Idée reçue n°3 – « Les États-Unis connaissent le plein-emploi, la France en est très loin »
Partiellement FAUX. À 3,6%, les Américains ont effectivement atteint une valeur proche de leur taux de chômage d’équilibre, estimé à environ 3%. Le taux de chômage d’équilibre français se situerait, lui, autour des 5%. Cependant, un faible taux de chômage n’est pas forcément synonyme de plein-emploi au sens fort de ce concept.
En effet, le taux de chômage rapporte le nombre d’actifs inoccupés au nombre total d’actifs. Or le nombre d’actifs inoccupés peut diminuer si les chômeurs engagés dans la recherche d’emplois (considérés comme actifs au sens du BIT) deviennent des chômeurs découragés (considérés comme inactifs). Et c’est précisément ce qui s’est passé aux États-Unis ces deux dernières décennies.
Et c’est précisément ce qui s’est passé aux États-Unis ces deux dernières décennies. Le taux d’activité, c’est-à-dire le nombre d’actifs (occupés comme inoccupés) rapporté à l’ensemble des personnes en âge de travailler (les 15-64 ans), y est passé de 77,2% en 1999 à 73% en 2020 selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Sur la même période, le taux d’activité français a gagné 2,6 points, de 68,4% à 71%.
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En proportion de leurs populations, les États-Unis comptent donc moins d’actifs que la France. Dans « Where Have All the Workers Gone ? » (2017), Alan Krueger interrogeait les causes de ce déclin du taux d’activité outre-Atlantique.
Cet éminent spécialiste du marché du travail avait prouvé qu’il tenait à la fois au vieillissement de la population mais aussi à la crise des opiacés, dont la consommation addictive éloigne durablement du marché du travail des centaines de milliers d’Américains.
Le taux de chômage ne constitue donc pas un signal suffisamment fiable pour déterminer qu’une économie a atteint ou non le plein-emploi. Pour ce faire, les économistes préfèrent se référer au taux d’emploi.
Cet indicateur rapporte le nombre de personnes en emploi au nombre de personnes en âge de travailler. Selon l’OCDE, au quatrième trimestre 2021, le taux d’emploi français s’élevait à 67,73% contre 70,50% côté américain.
Les États-Unis font mieux que la France mais évoluent très loin des niveaux atteints par l’Allemagne (76,71%), le Japon (77,96%) ou encore la Suisse (80,07%). Et ils sont loin d’avoir atteint la situation d’emploi massif de la population en âge de travailler en quoi consiste le véritable plein-emploi.