Science Politique

Suspension de la réforme chômage : le Conseil d'État, compétent sur les questions économiques ?

Le Conseil d’Etat suspend la réforme de l’assurance chômage. Cet organe de contrôle de l’action du gouvernement est-il capable de juger des questions si politiques ? 

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© Sebastien CALVET/REA

"Les nouvelles règles de calcul des allocations chômage pénaliseront de manière significative les salariés de ces secteurs, qui subissent plus qu’ils ne choisissent l’alternance entre périodes de travail et périodes d’inactivité" a précisé le Conseil d’Etat ce mardi 22 juin. Cet avis suspend l'application de la réforme de l'assurance chômage. Controversée, elle devait entrer en vigueur le 1er juillet 2021.

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"De nombreuses incertitudes subsistent quant à l’évolution de la crise sanitaire et ses conséquences économiques sur la situation de celles des entreprises qui recourent largement aux contrats courts pour répondre à des besoins temporaires" a continué, dans son communiqué, l'institution chargée de faire respecter la Constitution. 

Le 21 mai dernier, sept syndicats avaient saisi le Conseil d'Etat. Selon eux, le nouveau mode de calcul des allocations rentrerait en conflit avec le principe d’égalité inscrit dans le texte fondateur de la République. 

Ce recours devant le Conseil d’Etat s’ajoute aux 647 contestations de l’action du gouvernement, pendant cette année de crise sanitaire. Entre mars 2020 et mars 2021, l’activité de cette instance de contrôle du gouvernement a augmenté de 60%.

Une période exceptionnelle pendant laquelle le Conseil d’Etat est “intervenu en urgence, parfois en 48h, pour vérifier si les restrictions aux libertés imposées en raison du risque sanitaire étaient justifiées”. 

Les décisions économiques, comme la réforme des allocations chômage ou le confinement, peuvent-elles toutes être jugées au regard de la Constitution ? Les juristes au sein du Palais Royal sont-ils compétents pour juger la politique du gouvernement en matière de marchés et de protection sociale ? Pour l'Éco vous explique les enjeux et le rôle économique du Conseil d'État en trois questions. 

Ne pas confondre Conseil d’État et Conseil constitutionnel

- Le Conseil constitutionnel est le juge des lois adoptées par l'Assemblée nationale. Il vérifie que chaque loi soit bien conforme à la constitution. 

- Le Conseil d'État est lui le juge des actes administratifs (arrêtés ministériels, décrets, mais aussi projets de lois présentés en conseil des ministres). Il vérifie aussi que ces textes pris par des fonctionnaires ou des ministres ne violent pas la constitution et d'autres grandes lois qu'on appelle le bloc de constitutionnalité. Il a aussi d'autres fonctions : celle d'un juge de cassation dans la hiérarchie des tribunaux administratifs (versus la Cour de cassation pour les non-administratifs), et celle de conseiller du gouvernement.

Dans le cas des contentieux, le Conseil d’État émet un avis sur le risque juridique de censure du gouvernement par le Conseil constitutionnel. 

La Constitution intègre-t-elle des principes économiques ? 

“Aucune constitution française, y compris celle de la Ve République, ne comporte l'expression ‘liberté d'entreprise’” déclarait Jean Peyrelevade, haut-fonctionnaire et acteur majeur du “tournant de la rigueur” de 1982-1983, au micro de Caroline Broué sur France Culture en 2014, avant de poursuivre : “la notion fondamentale de la construction d'une économie, à savoir la notion d'entreprise et d'entrepreneur, est absente du texte le plus révélateur de notre vision de la vie en société.”

Sans mention dans la Constitution, difficile pour les juristes de juger de la constitutionnalité de la politique économique du gouvernement. 

Pourtant, il existe, dans la société civile, une véritable demande de contrôle de l’action du gouvernement : “Depuis trois ans, le nombre d’interventions extérieures [au Conseil constitutionnel] en matière économique connaît une forte augmentation” constatait un consortium de scientifiques dans une revue éditée par le Conseil constitutionnel en octobre 2020. “52 % en 2017, 42,86 % en 2018 et 52,94 % en 2019. Pour ces trois années, les chiffres sont bien au-dessus du pourcentage global (autour de 33 % sur les dix années).”

En Chiffres

52,94 %

des recours devant le Conseil constitutionnel en 2019 relevait de l'économie, contre 33% en moyenne sur les dix dernières années.

S’en remettre à la Constitution pour contester une politique économique est même devenu un mode de lutte pour l’opposition. “Pour nous, c’est plus simple de faire un recours au Conseil d’Etat à la publication du décret, avant son entrée en vigueur, qu’au Conseil constitutionnel ensuite” commente Michel Beaugas, secrétaire confédéral Force Ouvrière, en charge de la section Emploi et retraite.

“Cela fait partie de notre palette de moyens d’action, au même titre que la manifestation. Mais une manifestation contre la réforme du chômage n’aurait réuni que 200 personnes. Les gens ne se sentent pas concernés, parce qu’ils espèrent ne jamais se retrouver dans cette situation. Pour la réforme des retraites, c’est différent. Avec une forte mobilisation dans la rue, on espère que le texte n’aboutisse pas. En dernier recours, on saisira le Conseil d’Etat”.

Tout est alors question d’interprétation : sur la réforme de l’assurance chômage ou de la retraite, le Conseil d’Etat peut-il statuer à partir de la Constitution ?

“La constitutionnalité du texte de loi dépend de la lecture politique que les uns et les autres en font" continue le syndicaliste. "Le gouvernement assume vouloir baisser les indemnisations des plus précaires, poursuit le syndicaliste de Force ouvrière. Emmanuel Macron est dans son objectif politique. Nous, on conteste cet objectif politique.”

Le rôle du droit est-il de faire de la politique ?

“De nombreux recours ont pour objet de demander au juge administratif de tenir un rôle qui n’est pas le sien, en prenant la place du politique ou des experts” regrettait Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’Etat, en mai 2020.

Il donne cet exemple : “lorsqu’on attend de nous que l’on se prononce sur la nationalisation d’une entreprise qui pourrait produire des masques : c’est une décision politique, le droit ne l’impose pas.” 

Le juge n'est pas la bouche passive de la loi. Dire le droit c'est trancher un litige.
Régis Lanneau

Maître de conférence en droit public à l’Université Paris-Ouest Nanterre

“Le Conseil d’Etat marche sur des œufs, concède Régis Lanneau, maître de conférence en droit public à l’Université Paris-Ouest Nanterre. C’est un peu son rôle : il doit dire le droit, tout en cherchant à maintenir sa légitimité”.

D’autant que, dans le processus d’élaboration d’une loi, ces saisines interviennent alors que le Conseil d’Etat a déjà étudié le projet de loi et rendu son avis consultatif. 

“Le droit n’est pas une science” estime Régis Lanneau. “Dire le droit, c'est juger, c'est trancher un litige. Il faudrait arrêter cette hypocrisie française selon laquelle le juge ne serait que la bouche passive de la loi et qu'il se contenterait d'appliquer le droit sans disposer de marges de manœuvre."

D’après lui, un biais s’inscrit dans les avis du Conseil d’État : “contrairement aux neuf membres de la Cour suprême des États-Unis, en France, la position politique des conseillers d’Etat n'est pas clairement affichée”

On se souvient en effet du scandale provoqué par Donald Trump, quelques semaines avant son départ de la Maison Blanche. Il avait profité de la mort de Ruth Bader Ginsburg, icône de la gauche progressiste, pour nommer Amy Coney Barrett, juriste conservatrice et catholique. Depuis, le nombre de membres de la Cour Suprême affichés conservateurs - 6 - dépasse de loin le nombre de membres progressistes - 3 -.

Comment travaillent les conseillers d'État au sein du Palais Royal ?

En France, les conseillers d’Etat sont au nombre de 400. Ce sont les meilleurs des dernières promotions de l’ENA, où ils ont reçu une formation économique. Une petite partie est désigné par le gouvernement en Conseil des ministres, parmi les membres de la fonction publique, du tribunal administratif, des fonctionnaires civils ou militaires.

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Dix sous-sections composent la partie “contentieux” du Conseil d’Etat, avec chacune un domaine de compétence propre. 

Pour les affaires les plus compliquées, une assemblée du contentieux est réunie, composée du vice-président du Conseil d’État ainsi que de tous les présidents de sections et sous-sections. Lorsqu’ils sont saisis, les membres délibèrent au sein de ces sous-sections, à coups d’arguments basés sur l’interprétation de la Constitution… Jusqu’à ce qu’il y ait consensus. 

“En annonçant la couleur politique de chaque conseiller d'État, les choses seraient plus claires et une hétérogénéité suffisante pourrait être assurée” continue le spécialiste de l’analyse économique du droit. “La possibilité d’être guidé par des considérations politiques, en tant que tel, n’est pas gênante ; elle est même inhérente à tout processus de jugement."

Ces considérations politiques guident-elles exclusivement les avis et les arrêts rendus ? "Idéalement, l'utilisation de considérations politiques doit se faire de façon "retenue". Et cette retenue est, en partie, créée institutionnellement (par la logique des décisions collégiales, par la façon dont le rapporteur public produit ses conclusions, et par les critiques auxquelles le Conseil d'Etat attend de la part des universitaires ou du gouvernement). La collégialité des décisions limite l'incidence des positions politiques, sauf si ces dernières sont toutes homogènes... ce qui n'est heureusement pas le cas”.

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