Êtes-vous assez bon en maths ? La question pourrait surprendre dans un pays où « être nul en maths » est souvent une source de plaisanterie, voire, parfois, de quasi fierté. Comme si, sur les terres de Molière et de Rabelais, les mathématiques pesaient peu face à la maîtrise de la langue et l’art de la conversation.
Pourtant les mathématiques sont de longues dates utilisées pour trier les élèves, y compris dans les filières non scientifiques, et la recherche française en mathématiques, fondamentale ou appliquée, est mondialement reconnue. Mieux, avec 15 médaillés Fields ( l'équivalent du Nobel pour les maths) issus de laboratoires français depuis la création de cette distinction en 1936, la France apparaît comme une championne des maths de haut niveau.
L’aboutissement de ces paradoxes est illustré par la réforme du lycée de 2019, qui a fait disparaître les mathématiques en tant que discipline à part entière du tronc commun du lycée général, au prétexte de tirer vers le haut ceux des lycéens qui choisissent cette discipline comme spécialité, et de permettre à ceux qui « n’aiment pas les maths » de s’en débarrasser plus vite.
Un très mauvais calcul selon Fabien Durand, enseignant-chercheur à l’université Picardie - Jules Verne, et président de la Société Mathématique de France : « Le message reçu par les lycéens c’est qu’on peut se passer des maths, or c’est inexact, les mathématiques sont partout. Tous les sauts technologiques des vingt dernières années ont été accomplis grâce aux mathématiques. Prenons l’exemple de la 5G développée par la Chine : dans les années 2000 les Chinois ont envoyé dans nos universités des cohortes d’étudiants pour les former, parce qu’ils n’avaient pas assez de professeurs pour le faire. Ils ont investi massivement dans l’éducation et l'enseignement supérieur, et le résultat est là aujourd’hui. En face, la France pèse peu ».
D’autant qu’elle n’a pas les moyens d’appliquer la stratégie des Etats-Unis, lesquels affichent un niveau moyen en mathématiques en primaire et dans le secondaire peu glorieux, mais peuvent se permettre « d'acheter » à l’étranger les professeurs et les chercheurs dont ils ont besoin pour faire avancer leur recherche.
15% du PIB français vient des maths
En France, selon une étude du cabinet de conseil CMI de 2015, les mathématiques pèsent pour plus de 15% du PIB français (contre 10% au Royaume-Uni par exemple).
Cette discipline aurait un « impact direct » sur 9% des emplois : ingénieurs et techniciens des secteurs des technologies de l’information, du bâtiment, des travaux, de l’agroalimentaire, évidemment, mais aussi cadres des services financiers, ou personnels de direction de la fonction publique. « Les mathématiques, écrivent les auteurs du rapport, sont un facteur essentiel dans la création de valeur et contribuent significativement au développement des technologies d’avenir ». « Les mathématiques sont aussi un langage commun indispensable entre les techniciens et les commerciaux », souligne Fabien Durand.
Logiquement, on devrait donc trouver un lien direct entre le PIB d’un pays, et le niveau moyen de ses citoyens en mathématiques… Pas si simple. Si on se fie aux tests PISA qui évaluent tous les 4 ans le niveau en mathématiques des élèves des pays de l’OCDE, les petits français se classent mieux que les jeunes luxembourgeois ou états-uniens. Et si parmi les 10 meilleurs en maths du classement se trouvent le Japon, la Suisse, le Canada ou bien encore le Danemark, on y trouve aussi la Pologne, la Belgique, ou bien encore l’Estonie, 3 pays dont le PIB par habitant est inférieur à celui de la France. « Les maths seules ne créent pas des brevets » glisse Arthur Charpentier, économiste et mathématicien, enseignant-chercheur à l’UQAM (université du Québec à Montréal).
Si la corrélation entre PIB performant et bon niveau en maths n’est pas si évidente, la baisse continue du niveau des petits français dans cette discipline reste un problème central. « Nous trouverons toujours les 30 ou 40 nouveaux chercheurs en mathématiques dont nous avons besoin chaque année, souligne Antoine Chambert-Loir, mathématicien, professeur à l’université Paris Cité. Mais les médailles Fields ne suffisent pas à faire tourner un pays. Les compétences en mathématiques de base sont indispensables pour calculer un volume, remplir un tableur, comprendre des ordres de grandeur, par exemple dans un programme politique, ou saisir ce que signifie une pandémie qui se développe selon une courbe exponentielle… ».
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« Il y a un coût humain lié à la non-maîtrise des bases en maths, ajoute Arthur Charpentier. C’est ce défaut de connaissances qui conduit par exemple des gens à prendre des crédits sur 30 ans. Les bases du raisonnement et de la logique s'acquièrent par les mathématiques, et les incompétences numériques nourrissent la désinformation ».
L’intérêt d’être « bon en maths » va donc bien au delà des 9% d’emplois cités plus haut. Car comme l'affirme l’OCDE, « un bon élève en mathématiques comprend le rôle que les mathématiques jouent dans le monde, en vue de se comporter en citoyen constructif, engagé et réfléchi, c'est-à-dire poser des jugements et prendre des décisions en toute connaissance de cause. »
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Après une mise à l'écart, les maths de retour
Faut-il alors s’inquiéter de la suppression des mathématiques du tronc commun du lycée, sous l’impulsion du ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et redouter son impact potentiel dans quelques années sur la recherche, le développement des nouvelles technologies, les recrutements dans les entreprises, et la propagation des fake news ? C’est la position défendue par toutes les associations et organisations liées à la discipline, réunies en collectif, qui se sont élevées à plusieurs reprises contre cette réforme.
Elles ont été enfin entendues par le ministère qui a fini par organiser en février dernier une consultation sur « la place des mathématiques au lycée ».
En est ressortie cette décision : réintroduire 1h30 de mathématiques au sein de l'enseignement scientifique dans le tronc commun de première, et ce dès la rentrée 2022. Dans 5 mois. Insuffisant et précipité, a dénoncé le collectif, rappelant au passage l’effet désastreux de cette réforme sur les filles et les jeunes issus des catégories défavorisées, moins nombreux à choisir la spécialité mathématiques expertes que les garçons et les classes privilégiées. “Avec cette réforme, le flux des élèves dans les disciplines scientifiques de l’enseignement supérieur ne va pas augmenter, alors que nous en manquons, se désole Fabien Durand, de la Société de Mathématiques de France. On va perdre des générations d’ingénieurs, de pharmaciens, de médecins… ». Avec, peut-être,un effet retardé sur la richesse produite par le pays, dans 10 ou 15 ans.