Cet article est extrait de notre magazine consacré aux superpouvoirs économiques des politiques. À retrouver en kiosque et en ligne.
Longtemps, le pouvoir économique a été, pour l’essentiel, détenu par les entreprises. Celles-ci façonnent le système économique et social sous la contrainte de la concurrence et des motivations des consommateurs.
Elles sont à l’origine de la production des biens dont nous avons besoin, de la création des emplois, de la distribution primaire des revenus, des impôts, sans oublier leur rôle dans l’insertion et la cohésion sociale. Quand les entreprises jouent ce rôle, la réalité économique se traduit par des objectifs de croissance économique et de rentabilité financière.
Les choix des agents économiques résultent de leurs intérêts propres
Le pouvoir économique repose alors sur la capacité des propriétaires des ressources économiques et financières à les mobiliser, dans le but de produire et de commercialiser leurs productions de manière efficiente et rentable, pour répondre aux besoins solvables.
La contrainte de pouvoir d’achat des ménages impose de rechercher les coûts de production les plus bas et entraîne, par conséquent, des délocalisations et des importations.
Dans ce contexte, c’est l’économie de production qui prime, comme l’affirment les économistes libéraux depuis le XVIIIe siècle, notamment Jean-Baptiste Say, auteur d’une célèbre « loi des débouchés » : c’est l’offre qui crée la demande et fournit les débouchés, grâce aux revenus qu’elle distribue.
Loi des débouchés ou loi de Say
Proposition selon laquelle un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur.
En clair, il faut d’abord produire les richesses avant de pouvoir les répartir. Ce pouvoir économique n’est pas contraignant.
Les choix des agents économiques – produire, investir, embaucher, travailler, consommer, épargner – ne sont pas imposés, ils résultent de leurs intérêts propres, qu’ils expriment sur les marchés nationaux ou mondiaux.
Et même si les keynésiens, tenants de l’intervention de l’État dans l’économie, accordent un rôle prépondérant à la demande en tant que moteur de la croissance, c’est in fine grâce à l’augmentation de la production des entreprises, à leur compétitivité et aux rentrées fiscales correspondantes que les déficits et les dettes peuvent se résorber.
67 ans pour éponger la dette
L’État n’est certes pas sans influence mais son pouvoir subsidiaire, notamment par la contrainte réglementaire et fiscale, revient le plus souvent à accompagner l’économie réelle plutôt qu’à la gouverner.
Son rôle de régulateur consiste aussi à arbitrer entre les demandes contradictoires et antagonistes des agents économiques, privés et publics – entreprises, administrations, syndicats, groupes sociaux –, au risque de voir se développer une économie de connivence, car les risques économiques et sociaux et la concurrence sont redoutés et souvent refusés par les acteurs.
Économie de connivence
Collusion des pouvoirs politique, économique, financier et syndical pour limiter voire empêcher toute concurrence et obtenir protections financières ou statutaires et rentes de situation.
Le pouvoir économique se partage alors entre ces différents intervenants. Les repères du pouvoir restent ceux de la concurrence extérieure, de la compétitivité des entreprises, de la réaction des marchés, du déficit et de la dette publique.
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La croissance de la production et du niveau de vie est étroitement liée à la quantité et qualité des facteurs de production (formation, qualification du travail, investissements en R & D, innovations productives et technologiques, bonne orientation de l’épargne pour leur financement…), nécessaires pour soutenir un haut niveau de gains de productivité.
La crise sanitaire de 2020 a révélé la vulnérabilité dans laquelle se trouve la France à l’issue d’un long processus de désindustrialisation et de dépendance : l’industrie manufacturière ne pèse plus que 11 % du PIB et 62 % des emplois industriels des grands groupes sont localisés à l’étranger.
Selon le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, 10 ans seront nécessaires pour retrouver un solde commercial positif. Bref, l’économie de production semble donc toujours prévalente.
Pourtant, la crise du Covid-19 a quelque peu changé la donne. L’activité a été mise quasiment à l’arrêt – la production a chuté de 8 %, « un repli inédit depuis 1945 », souligne la Cour des comptes –, mais l’État a pris le relais. Emplois maintenus, salaires payés, faillites évitées, prêts garantis, chiffres d’affaires compensés…
L’État a distribué, à contre-pied des lois habituelles de l’économie libérale et capitaliste et des présupposés du processus schumpetérien de destruction créatrice.
Destruction créatrice
Théorie de Joseph Schumpeter qui décrit des déséquilibres créateurs, avec disparition d’activités, de produits, de procédés de fabrication, de méthodes de gestion et de marchés, devenus obsolètes et dépassés par les innovations, et remplacés par de plus performants.
La politique budgétaire s’est aussi affranchie de toute contrainte avec un déficit record de près de 200 milliards d’euros et une dette publique qui, après avoir atteint 120 % du PIB en 2020 est encore à plus de 115 % en 2021. Selon une étude d’Euler Hermes, la France pourrait mettre plus de 67 ans à effacer sa dette.
Le mystère de la future dette
Pendant la pandémie, l’activité de production n’était plus en mesure de générer les revenus et les recettes fiscales nécessaires aux missions de l’État-providence.
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Pour financer le désormais fameux « quoi qu’il en coûte », le pouvoir politique avait besoin d’un endettement extraordinaire qui dépendait de l’autorisation de la Banque centrale européenne. La BCE s’est engagée à soutenir et à garantir la solvabilité de l’État. Les taux d’intérêt maintenus très faibles, voire négatifs, ont facilité les déficits et l’endettement public et allégé le paiement des intérêts.
Banque centrale européenne (BCE)
Instituée en 1998, la Banque centrale européenne contrôle la politique monétaire de la zone euro et poursuit comme but premier la stabilité des prix.
Afin d’influencer positivement les anticipations des agents économiques, « aucun taux ne sera relevé avant 2023 », a indiqué Christine Lagarde, sa présidente. La BCE a également pris des mesures non conventionnelles en rachetant des obligations publiques, alors que le traité de l’Union européenne (art.123) interdit en principe le financement monétaire des dettes souveraines.
De fait, un pouvoir inouï s’affirme, celui d’une BCE maîtresse du jeu économique. Parce qu’elle est indépendante, elle est la seule habilitée à juger ce qui est nécessaire et tolérable en termes d’endettement, de politique monétaire mais aussi, en fin de compte, ce qui concerne les orientations socio-économiques des États, bien au-delà du strict domaine monétaire.
L’État s’affranchit des contingences productives
Déjà, en 2015, pour éviter la faillite, le gouvernement grec avait cédé aux exigences de réforme de la BCE (réduction des dépenses publiques, des salaires, des retraites, du nombre de fonctionnaires, hausse des impôts…) .
Voilà ce qui a changé. Aujourd’hui, grâce à une dette autorisée (l’Eurosystème a absorbé plus de 70 % de la dette française émise en 2020), un État peut s’affranchir des contingences productives et des raretés économiques.
Oui, mais jusqu’à quand ? La dette française sera-t-elle remboursée ? Comment ? Par qui ? À qui ? Si la dette devient un mode majeur de financement d’une économie de distribution et plus de production, ces questions n’ont pas de réponses évidentes…