Economie
Covid-19: pourquoi la levée des brevets sur les vaccins est éminemment politique
L’administration Biden s'est positionnée début mai en faveur de la levée des brevets sur les vaccins anti-Covid. Entre “avancée historique” selon l’OMS et “décision navrante” pour les fabricants de médicaments, on vous explique pourquoi cette déclaration est surtout politique.
Stéphanie Bascou
© Prabhat Kumar Verma/ZUMA Press/Z
Tremblement dans le monde feutré des brevets et de la propriété intellectuelle. Les Etats-Unis se sont déclarés, mercredi 5 mai, être en faveur de la levée des brevets sur les vaccins anti-Covid-19.
Cette mesure était demandée par l’Inde et l’Afrique du Sud depuis octobre 2020. Leur objectif est d'accélérer la production et permettre un plus grand accès aux vaccins contre le Covid-19.
Pour l’Organisation mondiale de la santé, l'OMS, il s’agit d’une décision historique. Pour les fabricants de médicaments, la levée de boucliers ne fait que commencer. Mais cette décision est surtout politique. On vous explique pourquoi.
Comment sont protégés les vaccins contre le coronavirus ?
Les vaccins peuvent être protégés soit par des "brevets d’invention", soit par des "secrets de fabrication", et soit par "du savoir-faire". Ces trois façons de protéger une invention obéissent à des règles différentes.
Les secrets de fabrication restent dans le coffre fort du fabricant de vaccin et n’en sortent jamais.
Le brevet d’invention est lui publié, et expliqué en long et en large : en échange de cette description publique, son détenteur peut l’exploiter exclusivement pendant 20 ans. Il peut après cette période être utilisé par tout le monde : on dit qu’il tombe dans domaine public.
Qu'est ce qu'un brevet ?
Il s’agit d’un droit exclusif qui porte sur une invention, définie comme une solution technique à un problème technique.
Le brevet peut porter sur un produit ou un procédé. Il donne un monopole d’exploitation temporaire qui dure 20 ans. La reconnaissance de ce droit exclusif est décrite comme un encouragement à l’innovation.
Mais dans le monde des vaccins, les choses sont un peu plus complexes.
“Un vaccin est protégé par une chaîne de brevets”, explique Yann Basire, le directeur général du CEIPI (Centre d’études internationales sur la propriété intellectuelle). Pour un vaccin à ARN messager, il faut comprendre qu’il y a une dizaine de brevets qui couvrent cette technologie particulière.”
Deux chercheurs de l’université de Pennsylvanie aux Etats-Unis, Drew Weissman et Katalin Karikó, ont été les premiers à avoir déposé un brevet sur l'ARN messager.
C'était en 2005. “Cela fait donc une quinzaine d’années que des chercheurs travaillent sur cette technologie. En bout de course, vous avez une application, c’est le vaccin, et un brevet qui couvrira seulement cette application et qui dépend de tous ceux qui ont été déposés avant lui”, approfondit l’universitaire.
Que signifie le terme “levée des brevets” ?
“Lever les brevets”, waiver en anglais, signifierait qu’on suspend ce droit de propriété intellectuelle temporairement : tous les fabricants de médicaments pourraient donc l’utiliser, sans avoir à payer une rémunération à celui qui a déposé ce brevet.
C’est précisément ce que demandent l’Inde et l’Afrique du Sud depuis octobre 2020 : une “levée temporaire des droits de propriété intellectuelle” sur les vaccins anti-Covid devant l’Organisation mondiale du commerce, l'OMC. Les Etats-Unis, comme l’Union européenne et la France s’y opposaient farouchement, jusqu’à ce mercredi 5 mai. Car la décision de Joe Biden pourrait changer les choses.
Cette mesure est-elle prévue dans les accords internationaux ?
Pour le directeur de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, cette levée temporaire des brevets sur les vaccins anti-Covid est possible en cas d’événement grave : la pandémie en constitue un, avait-il souligné quelques mois plus tôt.
“Dans les textes, il n’y a pas de mécanisme en tant que tel de levée des brevets au sein de l’OMC”, estime le directeur du CEIPI. Mais l’OMC peut permettre aux Etats-membres de se dégager de leurs obligations vis-à-vis de l’Accord international qui régit la propriété intellectuelle (ADPIC). Ensuite, individuellement les Etats signataires feraient ce qu’ils veulent. Cela s’apparente à une sorte d’expropriation”.
Autre recours possible : la licence obligatoire. Sous certaines conditions et contre rémunération, elle oblige un fabricant à conclure une licence avec un pays pour que ce dernier produise le vaccin.
Il existe des précédents : l’Afrique du Sud avait obtenu dans les années 2000 un tel mécanisme pour la production d'un traitement contre le Sida. "Le sujet de la licence obligatoire est un sujet global qui nécessite des discussions au niveau européen et international”, estime le juriste.
Juridiquement, cela est donc possible. Mais dans la pratique, le professeur de droit s’interroge : “Jusqu’à quel brevet remonte-on, en sachant que pour le brevet de Pfizer et de Moderna, c’est seulement celui en bout de course ?”
Autre point soulevé : l’accès au “savoir-faire” inclus dans la demande de l’Afrique du Sud, alors que le communiqué des Etats-Unis parle seulement de "brevets".
Les données décrites vont-elles être suffisantes pour fabriquer un vaccin ? “Le brevet décrit une technologie, mais pas le savoir-faire. Admettons qu’on ait le droit de l'utiliser . Cela ne suffira pas pour fabriquer un vaccin. Or, la levée de brevets ne prévoit pas une communication du savoir-faire. C’est comme si vous aviez accès à la recette phare du cuisinier Thierry Marx, et que personne n’est là pour vous accompagner jusqu'à la réalisation du plat final. Sans le savoir-faire, la recette ne sera pas réussie. Or, vous avez besoin du savoir-faire pour produire un vaccin.”
Pourquoi Biden prend-il cette décision maintenant ?
La décision des Etats-Unis constitue un tournant : jusqu’à présent, ce pays, comme la France et l’Union européenne, était opposé à cette levée des brevets.
Pour Jérôme Martin, de l’Observatoire de la Transparence dans les politiques du médicament, cette décision américaine est le fruit d’une mobilisation militante importante, tant américaine qu’internationale. “L’accès aux soins et aux vaccins est le fruit des luttes, entre ceux qui privilégient l’accès aux traitements, et ceux qui privilégient les intérêts commerciaux”. Et les rapports de force seraient en train de changer avec la déclaration de l'administration Biden.
Preuve en est : “quand certains pays, comme l’Afrique du Sud dans les années 2000 ou la Thaïlande en 2007, ont eu recours à la licence d’office, qui est une disposition légale du droit international, ils ont subi des pressions énormes de certains pays riches et de grands laboratoires, alors qu’il s'agit d'une disposition prévue par l’Organisation mondiale du commerce. Cette décision des Etats-Unis est donc très positive. Elle montre un changement dans ces rapports de force géopolitiques, plus en faveur de l’accès aux soins”, explique Jérôme Martin.
Une “décision extrêmement politique : un coup de pression sur les laboratoires”Yann Basire
Pour Yann Basire, cette volte-face des Etats-Unis constitue surtout une “décision extrêmement politique, puisqu’on voit bien que dans sa mise en oeuvre, cela ne va pas accélérer la production. Je me demande si Biden ne met pas un coup de pression sur les laboratoires pour justement les encourager à recourir aux licences obligatoires”.
Le revirement américain ne serait-il pas une manoeuvre politique pour faire comprendre aux fabricants de vaccins que la licence obligatoire, déjà prévue dans les textes, serait une mesure plus douce qu'une levée de brevets ? Si les brevets sont levés, les détenteurs de brevets ne toucheront, à première vue, aucune rémunération.
Il s’agit, pour le juriste, d’une “expropriation sans indemnité”. Or, “dans le système des licences obligatoires, il y a bien une rémunération prévue. N’est-ce pas un moyen de mettre les fabricants de vaccins dos au mur, pour que, le cas échéant, s’ils sont sollicités pour une licence obligatoire, ils soient fortement encouragés à l’accepter ?”
Une autre explication possible, selon le directeur du CEIPI serait “cette crise de légitimité de la propriété intellectuelle qui dure depuis une décennie : les brevets sont vus comme un frein à la diffusion de médicaments pour les pays du Sud. En faisant cette déclaration, Joe Biden calmerait l’opinion publique mondiale sur cette question”.
Comment les fabricants de vaccins réagissent-ils à cette annonce ?
Les fabricants de vaccins, comme Pfizer, condamnent unanimement la décision de l’administration Biden, en la qualifiant de “réponse simple mais erronée à ce qui est un problème complexe. Renoncer aux brevets des vaccins Covid-19 n'augmentera pas la production et n'apportera pas les solutions pratiques nécessaires à la lutte contre cette crise sanitaire mondiale”, relève l’association de fabricants de médicaments internationale, dans un communiqué auquel se joint le LEEM, son homologue français.
Ces industriels expliquent avoir conclu des licences et accords avec d’autres entreprises, et participé à des programmes de coopération internationaux (comme le Covax, ou le Global SHARE Program). “200 accords de transfert de technologie” conclus ont permis “d'étendre la livraison des vaccins Covid-19, sur la base de partenariats sans précédent entre les fabricants de vaccins des pays industrialisés et ceux des pays en développement”, déclarent-ils.
Le laboratoire Moderna, fabricant d’un vaccin contre le Covid-19 à ARN messager, a, quant à lui, pris une position particulière, en déclarant dans un communiqué du 8 octobre 2020, qu’il n’engagerait pas de poursuites judiciaires contre ceux qui utiliseraient ses brevets pendant la pandémie de Covid-19. Cette position revient, dans les faits, à autoriser une telle utilisation.
Cette levée a-t-elle véritablement une chance d'aboutir ?
Les obstacles restent nombreux. D’autres pays, comme la France et l’Union européenne, suivront-ils les Etats-Unis dans un effet domino ? Cela pourrait être le cas : au lendemain de la déclaration américaine, l'Union européenne s'est dit "prête à discuter" de la proposition américaine. Emmanuel Macron a indiqué, pour sa part, y être favorable. Ce n'est pas le cas de l'Allemagne qui a refusé de rejoindre le camp des "pro-levée de brevets".
Si la mesure est adoptée, ce qui devrait prendre plusieurs mois, elle pourrait aussi buter contre les pénuries de matières premières permettant la fabrication des vaccins.
La levée pourrait néanmoins permettre à des usines et des sites de production “qui en ont la capacité, et il y en a, de produire plus de vaccins”, précise Jérôme Martin. Des pays comme le Maroc, l'Egypte, l'Inde et le Pakistan ont indiqué avoir, sur leurs sols respectifs, les capacités industrielles nécessaires à une telle fabrication.
Teva, un producteur de médicaments génériques israëlien, avait lui aussi déclaré quelques jours avant l'annonce des Etats-Unis, qu'il détenait une telle capacité de production.
Dans les colonnes du quotidien britannique le Financial Times, son PDG explique avoir proposé à des détenteurs de brevets de produire leurs vaccins. Sa proposition n'a, relate-t-il, été acceptée par aucun fabricant de vaccins. “En levant des brevets, on permettra à des laboratoires comme Teva de pouvoir commencer à répondre aux besoins et à sauver des vies”, estime le cofondateur de l’Observatoire de la Transparence dans les politiques du médicament.
Les prochaines étapes
11 mai 2021 : l’Inde et l’Afrique du Sud dépose à l'Organisation mondiale du commercie (OMC) une demande révisée de levée des brevets.
8-9 juin 2021 : cette demande est discutée lors de la réunion de l’OMC sur les droits de propriété intellectuelle.
Eté 2021 : réunion des ministres du Commerce au sein de l’OMC qui pourraient adopter la mesure.
Licences d’office, levée de brevets : que dit le droit ?
Un brevet est avant tout un droit de propriété sur un bien, ici incorporel : une invention. À ce titre, il confère à son titulaire des prérogatives exclusives sur celle-ci : le droit de l’utiliser lui-même (usus), d’en tirer bénéfice (fructus) et d’en disposer librement (abusus).
La levée des brevets s’analyse alors comme une expropriation, qui n’est prévue en droit français que « pour les besoins de la défense nationale » (CPI, art. L613-20) et son extension à d’autres besoins semble inenvisageable tant elle est incompatible avec « l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de la propriété intellectuelle » (Cons. const., 20 mai 2020).
S’agissant des licences, en revanche : si Pfizer/BioNTech et Moderna ont pu développer leur vaccin, c’est notamment grâce à des licences d’exploitation de brevets déposés à partir de 2005 par l’Université de Pennsylvanie.
Toutefois, il s’agit là de licences volontaires, relevant du droit du titulaire du brevet de « louer » son invention moyennant redevance, sans en céder la propriété (CPI, art. L613-8). Les licences d’office, imposées administrativement dans un intérêt de santé publique, ne dispensent nullement du paiement d’une redevance (CPI, art. L613-17) et n’interviennent qu’« à défaut d’accord amiable avec le titulaire du brevet » (CPI, art. L613-16).
Or, Moderna, dans son communiqué du 8 octobre 2020, se déclarait favorable à une concession de licences. Cette fois encore, le transfert de technologie semble donc reposer sur une volonté davantage contractuelle que politique.
Anne Neymann et Marine Pataillot,
professeures de chaire supérieure enseignant le droit en classe préparatoire économique
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