« La récession, on y va tout droit. » François Geerolf, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques, est catégorique. Tout comme la majorité de ses confrères. Il y a un an, pourtant, personne n’envisageait un tel revirement. Le monde pensait avoir tourné la page de la pandémie. Celle-ci s’était traduite, en 2020, par la plus forte récession depuis 1970, mais elle avait été suivie d’un rebond tout aussi spectaculaire. La récession qui vient sera-t-elle du même type ?
La Banque de France l’envisage « limitée et temporaire ». Du moins dans notre pays. Ce serait une « récession technique limitée à deux ou trois trimestres », précisent ses experts. D’après l’Insee, il y a récession quand on observe un recul du Produit intérieur brut (PIB) sur au moins deux trimestres consécutifs. Mais un simple ralentissement ne conduit pas nécessairement à une croissance négative sur l’ensemble de l’année. La Banque de France croit toujours possible échapper à la récession avec une fourchette de prévisions pour 2023 qui va d’une baisse de 0,5 % du PIB à une hausse de 0,8 %.
Les États-Unis disposent pour leur part d’un Comité de datation des cycles économiques. Seul habilité à déclarer l’état de récession, ce comité définit celle-ci comme « un recul significatif de l’activité économique qui s’étend à tous les secteurs de l’économie et dure plus que quelques mois ». Aux États-Unis, le PIB n’est que l’un des critères pris en compte, au même titre que le chômage, le niveau des salaires ou l’investissement. Le comité identifie ainsi neuf récessions depuis 1945. Sur la base du PIB annuel, on en dénombre quatre en France et deux dans le monde.

Source : « Perspectives de l’économie mondiale », FMI, octobre 2022.
Diffusion par l’inflation
La Banque mondiale, justement, préfère pour sa part examiner l’évolution du PIB par habitant. Elle repère ainsi cinq récessions de ce type depuis 1970. Si sa prévision de croissance globale de +0,5 % se réalise en 2023, cela conduirait à une chute du PIB par tête de 0,4 %. Autrement dit, une nouvelle récession. Pas impossible, car une redoutable mécanique de diffusion internationale est en marche.
Le déclencheur, c’est le retour de l’inflation au sortir de la crise du Covid. Une demande forte, dopée par de généreux plans de relance ; une offre insuffisante, entravée par des blocages dans les chaînes d’approvisionnement : l’inflation dépassait déjà les 5 % dans plus de 50 % des pays avancés à la fin 2021. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a aggravé la situation en Europe en faisant flamber les prix de l’énergie. Résultat, l’inflation générale sur un an affichait +10 %, en septembre, dans la zone euro.
Une relance de la désindustrialisation ?
La récession est par nature un phénomène temporaire. Mais la flambée des prix de l’énergie (+40 % sur un an en septembre dans la zone euro !) risque de laisser des traces. Face à ce danger, la France a mis en place un « bouclier tarifaire » (lire p.8) qui a limité la hausse pour les ménages et les petites entreprises.
L’Hexagone est ainsi le pays où l’inflation est la moins élevée de la zone euro (+6,2 % en septembre contre +10 % en moyenne). Mais ce dispositif coûte cher (45 milliards d’euros) et il sera allégé l’année prochaine. Surtout, il n’a pas empêché des fermetures temporaires d’usines incapables de payer leurs factures. La crainte, c’est qu’elles se multiplient et deviennent définitives.
En septembre, quelque 300 entreprises se sont manifestées auprès du ministère de l’industrie pour signaler des difficultés. Et 150 000 sont sur le point de renégocier des contrats d’électricité dont les tarifs risquent d’être triplé, quintuplé, voire plus. Attention danger !
« Il faudra plusieurs années à l’Union européenne pour compenser la disparition du gaz russe. Pendant cette période, les prix du gaz et de l’électricité y resteront nettement plus élevés que dans le reste du monde », prévient Alexandre Mirlicourtois, directeur de la prévision du cabinet Xerfi. « En créant un handicap de compétitivité industrielle, la crise énergétique fait planer la menace d’une nouvelle vague de désindustrialisation. » « La possibilité même que les prix de l’énergie restent hauts pendant trois ou quatre ans, ça peut être un argument pour délocaliser, abonde l’économiste François Geerolf. C’est un vrai handicap pour le site Europe, pour le site France et pour leur compétitivité. »
La solution ? Elle sera à chercher au niveau européen. Des discussions sont en cours pour plafonner les prix de gros du gaz. La question de la réforme du marché de l’électricité en Europe, qui pousse les prix à la hausse, est également sur la table.
Mais ces dossiers sont complexes. En attendant, certains pays font cavalier seul. L’Allemagne a dégainé un bouclier énergétique de 200 milliards d’euros, dont 25 milliards pour protéger son industrie. Au grand dam de ses partenaires qui crient à la concurrence déloyale. Bonjour la solidarité européenne…
En 12 mois, les prix du gaz ont été multipliés par trois, accroissant ceux de l’électricité et impactant trois des moteurs de la croissance.

Source : « Un automne lourd de menaces pour l’Europe », note de conjoncture, Insee, octobre 2022.
D’une part, en amputant le budget des ménages, et donc leur consommation (premier moteur). D’autre part, en renchérissant les coûts de production des entreprises, en réduisant leurs marges et donc leur capacité d’investissement (deuxième moteur). Enfin, en contraignant les industries qui dépensent le plus en énergie à réduire, voire arrêter, leur production (troisième moteur). Dans ce contexte, les pays les plus industriels sont les plus menacés. L’Allemagne, dans le scénario le plus noir, pourrait voir son PIB en 2023 reculer de… 7,9 % !
Faire remonter le chômage
Potentiellement catastrophique en Europe, la crise énergétique n’a pas la même ampleur aux États-Unis. L’inflation n’en culminait pas moins à 8,3 % en août. Déclarée ennemie public numéro un, elle fait l’objet d’une véritable guerre. La Banque centrale américaine (la Fed) a haussé son taux d’intérêt directeur à cinq reprises en six mois, le portant de 0 % en mars à plus de 3 % aujourd’hui. Objectif affiché : faire remonter le chômage pour casser l’inflation. Et ce, en vertu d’une loi économique aussi célèbre que contestée : la courbe de Phillips.
Haro sur la courbe de Phillips
Entre l’inflation et le chômage, il y a une relation d’amour-haine très forte qui a été observée jusqu’à la fin des années 1960. Quand l’une augmentait, l’autre baissait, et réciproquement. Popularisée sous le nom de « courbe de Phillips », en hommage à l’un de ses découvreurs, cette relation se vérifie beaucoup moins aujourd’hui. Mais elle reste l’un des piliers théoriques des banques centrales.
D’où les critiques quand celles-ci relèvent leurs taux d’intérêt pour casser l’inflation. « La hausse du chômage attendue est censée décourager les revendications salariales et amener une baisse de l’inflation. Or on est loin d’une inflation tirée par les salaires », conteste ainsi François Geerolf.
Ce renchérissement brutal du loyer de l’argent oblige les banques à le répercuter sur leurs clients. Conséquence, les entreprises qui ont emprunté à taux variable voient leurs frais financiers augmenter. Et celles qui voulaient le faire pour investir pourraient y renoncer. L’effet récessif est le même du côté des ménages : ils ont plus de mal contracter un prêt pour acheter une maison. Quant à ceux qui ont emprunté à taux variable, leurs échéances augmentent tout d’un coup. Pourront-ils y faire face ? Outre-Atlantique, l’incertitude fait planer le spectre d’une crise immobilière.
Or celle-ci pourrait se doubler d’une crise boursière. Car la hausse des taux n’est pas seulement mauvaise pour l’activité, elle a aussi pour effet de rendre les actions moins attractives par rapport aux obligations. Conséquence : la Bourse de New York a perdu près de 20 % depuis le début de l’année. Un véritable « krach rampant » qui contamine le monde entier.
Mais Jerome Powell, le président de la Fed, assume. « Personne ne sait si ce processus conduira à une récession, et si tel est le cas, quelle sera son ampleur, reconnaît-il. Mais un échec à rétablir la stabilité des prix entraînerait une plus grande douleur plus tard. Nous continuerons jusqu’à ce que nous soyons convaincus que le travail est fait. »
Quand les États-Unis exportent la crise
La détermination est la même dans la zone euro. En juillet, la Banque centrale européenne (BCE) a commencé, à son tour, à relever son taux directeur, passé en trois mois de 0 % à 1,25 %. Et d’autres hausses devraient suivre, malgré le risque d’aggraver la récession. Mais la BCE a-t-elle le choix ? « Lorsqu’il y a une augmentation des taux aux États-Unis, le dollar s’apprécie, ce qui a tendance à diminuer le prix des biens importés et à exporter l’inflation ailleurs », explique François Geerolf. De fait, le billet vert est en hausse de 17 % par rapport à l’euro depuis le début de l’année. Comme 40 % du commerce mondial s’effectuent en dollars, cela signifie que le coût des importations européennes va augmenter. Et son inflation aussi. Impossible, donc, pour la BCE, de ne pas suivre les hausses de la Fed.

Source : « Is a Global Recession Imminent? » World Bank Group, septembre 2022.
Problème, cette politique renchérit aussi les coûts d’emprunt des États européens. Venant après une période exceptionnelle d’argent gratuit, ce retournement brutal fait craindre une nouvelle crise de la dette dans les pays les plus fragiles, comme l’Italie. Et ce alors qu’ils vont avoir besoin d’emprunter pour faire face à la récession. Ces tensions touchent également le Royaume-Uni dont l’accès de panique, en septembre, s’est répercuté sur la planète.
L’Europe n’est pas la seule à subir la politique de la Fed. Tous les pays sont obligés de s’aligner. « Le risque d’une récession mondiale en 2023 s’accroît sur fond de hausse simultanée des taux d’intérêt », s’alarme ainsi la Banque mondiale. D’après la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), une cinquantaine de pays émergents pourraient connaître une crise de la dette. Le risque est d’autant plus avéré que cet enchaînement inflation, forte hausse des taux aux États-Unis, crise financière dans les pays en développement, s’est déjà produit dans les années 1980. Le président de la Fed de l’époque s’appelait Paul Volcker.
Dans ce contexte explosif, il ne sera pas possible de compter sur la Chine. Le pays qui contribuait au quart de la croissance mondiale depuis le début du siècle est lui-même confronté à des crises structurelles – dont un risque de krach immobilier. Ne reste plus alors qu’à espérer que les États-Unis parviennent rapidement à dompter leur inflation. Ils pourront alors relâcher la pression sur les taux et redonner de l’oxygène au reste du monde.
La mystérieuse faiblesse du chômage
Alors que tous les voyants de l’économie mondiale virent au rouge, le taux de chômage affiche un vert insolent. Dans ses dernières prévisions, l’OCDE observe que beaucoup de pays connaissent un taux de chômage historiquement bas. C’est vrai aux États-Unis (3,4 %) où sa faiblesse confirme l’analyse de la Fed d’une surchauffe de l’économie.
Mais aussi en France où, malgré les inquiétudes croissantes, il se maintient à 7,4 %. Le ralentissement annoncé de l’activité devrait toutefois finir par peser, surtout dans l’industrie. La Banque de France voit le taux de chômage remonter aux alentours de 8 % en 2024, « un niveau toujours inférieur à son niveau pré-crise de 2019 ».
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