Trop compliquée à mettre en place, une « Grande Sécu » ? Selon les informations du Point, le gouvernement aurait abandonné l'idée d'une prise en charge intégralement publique des remboursements des frais de santé - piste qu'elle investiguait depuis plusieurs semaines.
Pourtant, le système actuel, caractérisé par un partage des remboursement entre les caisses publiques (environ 80%) et les complémentaires santé (environ 14%, les 6% manquants constituant le reste à charge), est loin d'être parfait, assènent Frédéric Bizard et Jean-Charles Simon.
Pourquoi eux ?
Jean-Charles Simon est économiste et auteur d'une tribune pour un changement de système de santé parue dans Les Echos.

Frédéric Bizard est économiste spécialisé dans les questions de santé et de protection sociale, et fondateur de l'Institut santé, qui vise à refonder le système français de santé.

Est-il nécessaire de repenser le système de santé français ?
Jean-Charles Simon : Premièrement, la France est le pays d’Europe dont les coûts de gestion du système de santé sont les plus élevés, rapportés à la dépense globale de santé. La Cour des comptes a constaté cet été cette déperdition de moyens entre ce que les Français paient et ce qui correspond à la dépense véritable en biens de santé, hors frais de gestion.
Deuxièmement, et malgré les qualités du système actuel, qui permet les restes à charge les plus bas d’Europe et en apparence couvre très bien les Français, la renonciation aux soins est relativement importante chez certaines catégories de population, comme les inactifs et en particulier les retraités.
Frédéric Bizard : Notre modèle est aujourd’hui à bout de souffle. Pour la classe moyenne, en particulier pour les retraités, le taux d’effort atteint 10% de leurs revenus. On s’approche du seuil fatidique au-delà duquel de plus en plus de citoyens vont être obligés d’abandonner leur couverture santé, comme 50 millions d’Américains avant l’Obamacare.
Taux d’effort
Indicateur permettant de mesurer le poids d’une dépense pour un ménage. Il s’agit du rapport entre la somme des dépenses liées, par exemple, à l’assurance, et les revenus d’un ménage.
La question des mutuelles est politique, pas simplement technique ou économique. Il s‘agit du type de société dans lequel nous voulons vivre. Si l’on considère que les assureurs privés doivent être les principaux financeurs du système de santé, on privilégie un modèle à l’américaine.
Si l’on pense que l’État doit être l’ordonnateur du système, c’est un modèle à l’anglaise. Mais si l’on veut conserver le modèle français, un même système de santé pour tous, la liberté de choisir son professionnel de santé, l’égalité dans l’accès aux soins, il faut le repenser.
Selon vous, le système de complémentaires est inefficace et coûteux.
J-C.S. : Le sujet est en fait très simple : 96% des Français paient aujourd’hui des cotisations à une mutuelle, via des contrats individuels ou collectifs, ou ont droit à la CSS (complémentaire santé solidarité).
Pour chaque acte, la sécu reçoit l’information du professionnel de santé, rembourse une partie, transmet cette information – dématérialisée dans le meilleur des cas – à la complémentaire santé, qui ne sert que de guichet de paiement en sus de ce que la sécu vient de payer. Bref, on pourrait très bien n’avoir qu’un seul payeur au lieu de deux.
En Chiffres
96%
des Français sont couverts par une complémentaire santé
Selon la Direction de la Recherche, des Études, de l'Évaluation et des Statistiques (Drees), les mutuelles dépensent 8 milliards d’euros par an en frais de gestion, en augmentation sur dix ans de 46%. Les frais de gestion de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM) diminuent sur la même période, autour de 7 milliards.
Or, l’assurance maladie rembourse 6 fois plus que les complémentaires, en volumes ! Environ 40% des dépenses des complémentaires sont des frais d’acquisition, compte tenu de leur concurrence, pour des contrats finalement très standardisés : marketing, sponsoring… frais qui pourraient être supprimés.
Complémentaire santé
Également dénommée « assurance santé », une complémentaire santé complète les remboursements de dépenses de santé non-prises en charge par l’assurance maladie. Ce contrat n’est pas obligatoire, et peut-être souscrit auprès d’une mutuelle, d’une société d’assurance ou encore d’un organisme de prévoyance.
Mutuelle
Société à but non-lucratif dont les membres participent à l’Assemblée générale. Elle prend en charge une partie des remboursements des dépenses de santé selon un principe de solidarité entre membres. Par abus de langage, on désigne parfois les mutuelles par les termes « complémentaires santé », et vice-versa.
F.B. : Pourquoi ce système est-il aussi coûteux ? Parce qu’il est à deux étages, ce qui multiplie les frais de gestion. Deux assureurs, pour des remboursements de sommes souvent aussi faibles que 3 euros, c’est absurde.
L’autre absurdité, c’est que les assureurs divisent la population en deux groupes : les bons et les moins bons, séparant ainsi ce qui devrait être mutualisé pour des remboursements efficaces. Ceux qui ont le plus besoin de soins, comme les chômeurs et les retraités – qui représentent en tout 20 millions de personnes –, n’ont accès qu’à des contrats de très mauvaise qualité.
Ce système constitue une énorme rentre pour les assureurs, qui ne sont pas prêts, aujourd’hui, à reconnaître que les choses vont mal. Ils veulent protéger cette « rente » de 40 milliards d’euros – oui, une rente : c’est un prélèvement « obligatoire », avec garantie de profits pour les assureurs !
Mais le ras-le-bol monte parmi les Français, et le politique suit l’opinion publique. D’autant que les assureurs n’ont fait que profiter de la crise, et que, malgré ce bénéfice d’environ 500 millions, les primes d’assurance vont encore augmenter en 2022 de 4 à 5%.
En Chiffres
2,2 milliards d’euros
Montant économisé par les assureurs, mutuelles et institution de prévoyance pendant le premier confinement. En contrepartie, le gouvernement a prévu une sur-taxe d’un total de 1,5 milliards en 2021 et 2022.
Faut-il pour autant se diriger vers un système dit de « Grande sécu », dans lequel seule l'assurance maladie serait chargée de rembourser les patients ?
J-C.S.: Depuis 30 ans, un nombre important de législations sont venues encadrer les complémentaires santé. En France, on essaie d’établir un système aussi solidaire que possible. Les contrats des mutuelles s’appellent d’ailleurs des contrats « solidaires ». On ne sélectionne pas les assurés sur les antécédents de santé, comme aux Etats-Unis ou dans d’autres domaines de l’assurance. On considère que l’assurance santé est un bien fondamental et particulier.
Pour moi, ce que l’on nomme « Grande Sécu » est l’aboutissement de cette logique française de solidarité : une assurance maladie financée par des cotisations proportionnelles aux revenus de chacun. Chacun paie en fonction de ses moyens, et reçoit en fonction de ses besoins. Il est assez illogique de conserver ce semblant de marché, celui des complémentaires.
C’est en cela que le terme de « Grande sécu » relève d’un très mauvais marketing : on a l’impression que l’on veut changer un tas de choses alors qu’on modifierait simplement les flux de paiement ! En moyenne, grâce aux économies de frais de gestion, tout le monde serait gagnant : les salariés légèrement, les retraités significativement.
F.B.: C’est bien que le gouvernement ait mis le sujet sur la table, mais il ne faut pas privilégier des solutions radicales impossibles à implanter qui ne mèneraient qu’à l’immobilisme. Sauf lors des révolutions, on ne coupe pas la tête aux acteurs existants : on les réorganise.
Justement, Frédéric Bizard, vous proposez une troisième voie, entre système actuel et Grande sécu.
F.B. : Il faut redonner de l’autonomie à la sécu, là où elle n’en a plus – parce que les agences régionales de santé (ARS), étatiques, ont par exemple absorbé les caisses régionales de l’assurance maladie. L’Etat est aujourd’hui le seul décideur de la gestion opérationnelle du système de santé, et on voit bien que cela ne fonctionne pas. Les soignants comme les patients se plaignent de la complexité de la bureaucratie, de la démédicalisation…
Pour aller au bout du modèle, on peut faire des assureurs privés des assureurs supplémentaires, qui financeraient des soins distincts de ceux pris en charge par la sécu. Par exemple, des soins plus à la marge des prestations essentielles, comme les lunettes – qui ne sont d’ailleurs pas financées en Italie ou en Allemagne -, les prothèses dentaires ou auditives, le paramédical… Certes, le marché se rétrécirait pour les assureurs privés, passant de 40 milliards à 10 ou 15 milliards d’euros.
J-C. S. : On peut donc imaginer un système où l’Etat serait payeur à 100%, et où les complémentaires pourraient garder d’autres activités, par exemple dans la prévoyance ou comme « surcomplémentaires ». On pourrait aussi mettre en place un système de « bouclier sanitaire », pour limiter le reste à charge comme chez nombre de nos voisins.
Bouclier sanitaire
Dispositif de plafonnement du reste à charge, notamment mis en place en Allemagne et en Suisse, permettant, à l'instar d'un ticket modérateur ou du reste à charge, d'assurer que les patients n'abusent pas de dépenses de santé de confort, sans pour autant les inciter à renoncer aux soins. Lorsque le patient dépasse un certain pourcentage de son revenu en dépenses de santé, toute dépense supplémentaire est automatiquement remboursée par le gouvernement.
F.B. : On donnerait effectivement un autre rôle aux mutuelles. Elles pourraient se développer sur d’autres marchés : il y a tellement de demande de prévention, ou sur le marché de la dépendance dont tout le monde sait qu’il s’apprête à exploser !
Bref, il n’y a aucune tête à couper, aucun plan de licenciement. Les « 100 000 emplois supprimés » que prévoit la FFA, c’est simplement du chantage pour ne rien changer ! On peut diverger sur les solutions, mais pas sur le diagnostic.