« Oui. À l’échelle mondiale, c’est un facteur de fragilité »
Pourquoi elle ? Inspectrice générale des affaires sociales, Anousheh Karvar est depuis 2018 déléguée du gouvernement français au Conseil d’administration de l’Organisation internationale du Travail (OIT) et représentante de la France dans les filières travail et emploi des G7 et G20. Ancienne secrétaire nationale de la CFDT, elle a été, de 2016 à 2018, directrice adjointe du cabinet de la ministre du Travail, puis conseillère auprès du président de l’Assemblée nationale. En juin 2019 elle a pris la présidence de l’Alliance 8.7, partenariat mondial onusien contre le travail des enfants, le travail forcé, la traite des êtres humains et l’esclavage contemporain.
L’économie informelle est marginale dans l’économie française, mais elle représente 50 % des travailleurs dans le monde. En Afrique, on atteint 90 %, avec une grande variété de situations : petits marchands de rue, employés informels dans les entreprises formelles, travailleurs familiaux non rémunérés, une bonne partie des petits entrepreneurs indépendants.
Cette façon de fonctionner présente des avantages pour les pays concernés comme pour les pays développés : outre la souplesse, on peut pointer que c’est un facteur de compétitivité, notamment pour les PME des pays du Sud insérées dans les chaînes de valeur mondiales des entreprises multinationales du Nord. Formaliser ces activités renchérirait le coût du travail et ferait perdre des marchés au Sud. Quant à nous, entreprises et consommateurs des pays développés, nous bénéficions de prix plus bas. Les pays du Nord exercent ainsi une pression qui contribue à maintenir la situation en l’état.
Mais la mondialisation n’est pas qu’affaire de commerce, et les fragilités des pays à économie informelle peuvent se transmettre aux autres. On l’a vu avec le Covid : en Inde, les travailleurs informels des métropoles, qui n’étaient pas couverts par un système de protection sociale, sont retournés dans les campagnes pour bénéficier de la solidarité familiale et ils ont ainsi contribué à l’aggravation mondiale de l’épidémie.
En Afrique, la persistance de l’économie informelle grève le développement d’un État-providence. Cela induit des effets à la fois économiques et démographiques, ce qui nous concerne directement comme partenaires commerciaux et comme destinations d’émigration.
En outre, la pandémie a révélé la fragilité des chaînes de valeur mondiale, notamment du côté amont : quand les fournisseurs sont fragilisés, toute la chaîne est menacée. L’informalité ne concerne pas seulement une partie du monde : nous sommes tous interdépendants.
Lire aussi > Travail au noir, patron, dealeurs, baby sitter... Qui se cache derrière l’économie informelle ?
Il y a donc un enjeu fort à engager une transition de l’économie informelle vers l’économie formelle. L’OIT a adopté en 2015 une « recommandation » à ce sujet : un texte qui n’a pas la force juridique d’une convention internationale, mais qui a été discuté avec de multiples parties prenantes et possède une valeur normative souple. La question sous-jacente, c’est : comment bâtir un système de protection sociale ?
En Occident, on a longtemps pensé que c’était l’extension du salariat qui allait donner des droits à tous ; puis, avec des dispositifs comme le RSA ou la Protection universelle maladie (PUMA), le modèle a évolué vers une protection indépendante du statut d’emploi.
C’est peut-être de là qu’il faut partir dans les pays dominés par l’économie informelle : un socle universel de droits sociaux (santé, éducation…), et des couvertures spécifiques sur les enjeux liés à l’emploi (santé et sécurité au travail). Avec, en toile de fond, une sécurité des revenus, qui fait cruellement défaut dans la pure économie informelle.
Les entreprises occidentales sont directement concernées par ces questions, à travers leurs politiques d’achat. Comment peuvent-elles favoriser cette transition ? C’est une grande question pour les années à venir.
Lire aussi > L’économie souterraine, moteur auxiliaire de la croissance
« Non, quand elle parvient à se transformer »
Pourquoi lui ? Docteur de l’École polytechnique, Sylvain Bureau est professeur à ESCP Business School. Il a cofondé le réseau Art Thinking, l’Institut Jean-Baptiste Say, et le séminaire « Improbable », qu’il anime en collaboration avec de grands musées comme le Centre Pompidou ou le Louvre. Son travail caractérise les similitudes des pratiques de création dans les mondes de la science, de l’art et de l’entreprise. Il a publié des articles de référence sur l’économie informelle et, avec Corine Waroquiers, Free Your Pitch (Pearson, 2018).
Une vaste littérature pointe les aspects bénéfiques de l’entrepreneuriat informel dans les pays en développement, en y voyant une forme d’incubation de l’économie formelle. La vraie question, c’est donc son devenir : les activités informelles peuvent-elles se transformer, entrer dans le domaine de l’économie formelle ?
Cette question se pose aussi dans les pays développés, et on y observe deux dynamiques très différentes. La première, c’est l’entrepreneuriat de rue, celui des SDF, de certains migrants et des bandes organisées. Ils occupent ce que l’on appelle des espaces liminaux, des lieux de passage. La rue devient une boutique où l’on vend des cigarettes ; un Apple Store devient un bureau…
Ces espaces sont autant de ressources et ces entrepreneurs parviennent à développer des compétences pour générer des revenus qui leur permettent de vivre, ou tout au moins survivre. Hélas, beaucoup de ces dynamiques se terminent dans des « impasses entrepreneuriales ». Leur apprentissage entrepreneurial va le plus souvent de pair avec une marginalisation, une déviance. L’idée d’incubation, ici, ne marche pas.
À l’opposé de ces pratiques, il existe un autre pôle de l’économie informelle, des entités plus ambitieuses qui suivent une dynamique très différente. Mes collègues Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne les ont appelées des « organisations pirates ».
Elles opèrent sur des territoires qui n’ont pas encore été normalisés par l’État, où les règles sont floues et où l’activité peut être en partie informelle. Ce fut longtemps le cas de la musique en ligne ou des logiques de l’économie du partage dans le transport, avec des entreprises comme Heetch.
Lire aussi > Contre l'économie informelle, la bataille des inspecteurs du travail
Ces organisations ont un rôle déterminant pour faire émerger des formes innovantes qui ont un effet sur les marchés et les dynamiques technologiques. L’informel est une phase utile pour apprendre, prototyper, imaginer des services et expérimenter des usages. Ces organisations portent aussi des enjeux de société.
Par exemple, Heetch a défendu son modèle comme un moyen de faciliter le déplacement de jeunes de banlieue. Suite à un processus de confrontation avec l’État et les acteurs des secteurs où elles opèrent, ces organisations pirates ont tendance à se transformer. Soit elles poursuivent leurs pratiques et elles deviennent criminelles (Megaupload). Soit elles font évoluer leur modèle d’affaires tout en essayant de faire changer les régulations. C’est ce que l’on a vu dans le secteur des VTC ou, dans la musique, avec Deezer et Spotify.
Lire aussi > Quand "l'économie grise" stimule l'innovation
Si l’on prend un peu de recul, derrière les logiques d’incubation ce sont ici des émergences qui sont en jeu : l’informel est aussi le lieu où s’expérimentent des pratiques qui remettent en question des systèmes de valeur établis, et où peuvent s’inventer de nouvelles normes de performance.
Un bon exemple ici serait l’économie de la seconde main, née dans des espaces marginaux ou militants, et qui est en train de remodeler en profondeur l’économie formelle. Dans le contexte de l’anthropocène, où l’on sait que cette réinvention est nécessaire, ces espaces de création fabriquent l’économie de demain.