« Non ! C’est anti-économique », par Jean-Marie Charon
Les aides à la presse que nous connaissons aujourd’hui sont directement héritées de la reconstruction du paysage médiatique après la Seconde Guerre mondiale. Les autorisations délivrées aux journaux sont alors fondées sur des critères politiques, avec comme but de donner à chaque courant partisan la possibilité d’exprimer ses idées.
C’est la défense du fameux « pluralisme ». En outre, les ordonnances de 1944 attribuent ces autorisations selon la règle « un titre = un homme ». Aussi, il n’était pas possible pour un individu de détenir plus d’un seul journal et celui-ci ne pouvait pas exercer d’autre activité, industrielle par exemple.
L’objectif était d’éviter la concentration des titres dans les mains de quelques puissances, une logique qui ne sera pas étrangère à la sous-capitalisation chronique de la presse quotidienne.
Ces mesures anti-économiques ont dès lors été compensées par de multiples subventions et aides à la production et à la diffusion de l’information. Bien qu’il ait été aménagé au cours des décennies suivantes, force est de constater que ce système n’a pas totalement protégé le pluralisme.
Surtout, il n’a pas évité la concentration. Avec le recul, disons-le clairement : ce modèle a été nocif pour la santé économique des titres. Ce que je considère comme une drogue dure – cette logique de dépendance à l’argent public – a entretenu la capacité des titres à négocier des aides d’État plutôt qu’à développer une presse d’entrepreneurs.
Il faut donc mettre fin à ce système, tout en organisant minutieusement la transition. Au regard de l’apport des subventions publiques dans les finances des journaux (en moyenne 10 % du chiffre d’affaires), une suppression immédiate entraînerait la disparition des organes les plus fragiles alors que les titres prometteurs – notamment ceux ayant entamé leur transformation numérique – seraient des proies pour des actionnaires pas forcément bien intentionnés. Il est donc impératif de les armer face à ce nouveau paradigme en réorientant les subventions vers des projets stratégiques de transformation et d’innovation.
Le fonds stratégique doit servir d’échelle permettant aux médias de s’élever. L’attribution de cette manne financière doit dès lors être basée sur des critères fondés sur des objectifs précis d’innovation éditoriale et, ensuite, les vérifier par un dispositif d’évaluation rigoureux. Une fois que les titres auront prouvé leur compétitivité, l’échelle – les aides à la mutation – pourra être retirée.
Jean-Marie Charon est sociologue, spécialiste de la transformation de la presse écrite. Administrateur de l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale, enseignant à l’IEP de Rennes, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’évolution de la presse.
« Oui, pour garantir l’accès », par Julia Cagé
Au même titre que l’éducation, l’information est un bien public qui insuffle des externalités positives au sein de la société et participe au bon fonctionnement démocratique. Les entreprises de presse qui la produisent ne doivent donc pas être laissées aux seules mains du marché. Et pour cause : la production de l’information a un coût très élevé, notamment lié aux coûts structurels (salaires des journalistes, par exemple) : produire le premier exemplaire d’un journal est cher, puis le coût moyen de production diminue quand la quantité produite s’accroît.
C’est ce que l’on appelle un rendement croissant, et son ratio, dans l’industrie de la presse, est fort. Aussi, pour envisager des économies d’échelle et donc espérer la rentabilité de l’activité, il faudrait en théorie une situation de quasi-monopole. Or, le monopole est en contradiction avec l’objectif de pluralité de l’information. On voit donc bien que la logique économique s’oppose ici à celle de l’intérêt commun.
À la lumière de ces éléments économiques et démocratiques, le financement public est à la fois nécessaire et justifié afin de garantir la production et l’accès à ce bien public. Il l’est d’autant plus dans le contexte actuel de marasme économique du secteur, marqué par l’érosion des revenus publicitaires, captés en grande partie par les géants du numérique (Google, Facebook).
La puissance publique ne doit toutefois pas intervenir dans le contenu de l’information ni décider quels titres doivent être financés. Tout en conservant les montants actuels (entre 580 millions d’euros et 1,8 milliard d’euros en 2017, selon les critères retenus), les règles d’attribution doivent être modifiées. Il faut en terminer avec ce mille-feuille illisible (aide à la diffusion, au portage, fonds stratégique, etc.).
Il faut privilégier le financement du contenu et ce, quel que soit le support. Surtout, il faut redonner du pouvoir aux lecteurs. J’ai proposé l’idée d’une nouvelle forme de financement public, plus en amont du cycle de production de l’information, via des bons démocratiques accordés annuellement à chaque citoyen. Il déciderait dans quel média « investir », sans aucune intervention de l’État.
Mais ce nouveau financement doit s’accompagner d’un changement de statut juridique des journaux. Je préconise une mutation vers une structure de type fondation, dans laquelle il n’y a plus d’actions sur le marché et une gouvernance où les journalistes, les salariés et les lecteurs joueraient un rôle central, permettant ainsi d’assurer indéfiniment l’indépendance des médias.
Julia Cagé est professeure d’économie à Sciences Po Paris, auteur de Sauver les médias (Seuil, 2015) et du Prix de la démocratie (Fayard, 2018).