560 000. C’est le nombre cumulé de contrats d’apprentissage signés en 2021, selon la ministre du Travail, Elisabeth Borne, le 26 novembre à l’antenne de France Info. Un chiffre record, avec 40 000 contrats supplémentaires par rapport à la campagne de 2020, année qui avait déjà vu le nombre de contrats augmenter de 42 % par rapport à 2019, selon les données de la DARES.
Derrière ces chiffres, des jeunes de 16 à 29 ans, qui préparent un diplôme ou un titre professionnel reconnus par l'État, tout en étant salarié d’une entreprise. C’est là le triple intérêt de l’apprentissage : préparer un diplôme, du CAP au bac+5, en se construisant une première expérience professionnelle, tout en touchant un salaire. Car contrairement au stagiaire, sous statut étudiant, l'apprenti est un salarié en formation, avec un examen à passer en fin de parcours pour valider son diplôme.
Une montée poussée par des primes à l'embauche
Plusieurs raisons peuvent expliquer cette hausse du nombre de contrats d’apprentissage, et ce, en dépit de la crise sanitaire. Ainsi de la hausse de la limite d’âge pour accéder à un contrat d’apprentissage, repoussée de 25 à 30 ans, même si son impact est sans doute assez limité. Mais plus sûrement deux autres facteurs ont joué : la réforme de l’apprentissage et les primes à l’embauche d’apprentis.
La réforme de l’apprentissage a été engagée par la loi du 5 septembre 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». Depuis cette date, les régions ont perdu la main sur l’apprentissage, au profit d’un nouvel organisme, France Compétences. Celui-ci assure le financement et la régulation du système et qui décide donc des ouvertures de classes d’apprentis dans les CFA.
« Avant la réforme, il fallait que les CFA passent par leur conseil régional pour obtenir une ouverture, ce qui manquait de souplesse ; les décisions étaient prises en début d’année, et figées jusqu’en janvier de l’année suivante, alors que c’est en septembre que les CFA peuvent avoir besoin d’ouvrir plus de places », explique Aurélien Cadiou, président depuis 2017 de l’Association nationale des apprentis de France (Anaf).
« De même, certaines régions avaient choisi de prioriser l’apprentissage infra bac, et refusaient d’ouvrir des places supplémentaires dans le post bac, en dépit des demandes des établissements d’enseignement supérieur, et de l’attrait qu’exerce l’apprentissage sur beaucoup d'étudiants. » La réforme du système a donc initié un appel d’air dans les établissements qui forment en apprentissage.
« Avant la réforme, les petites entreprises n’avaient pas les moyens de s’offrir des apprentis de grandes écoles, car elles devaient supporter un coup de scolarité élevé ; aujourd’hui ce coût est mutualisé entre les entreprises via France Compétences, expose Pierre-Emile Ramauger, de Montpellier Business School, un établissement membre de la conférence des grandes écoles qui revendique 1 600 alternants sur 4 000 étudiants. Le résultat très concret : aujourd’hui 40 % des entreprises qui accueillent nos alternants sont des TPE et des PME, quand elles n’étaient que 5 % en 2018 ».
Autre raison qui explique la forte poussée du nombre de contrats en apprentissage depuis deux ans : la hausse du montant des primes versées aux entreprises qui embauchent un apprenti. Ces primes existaient avant la crise, de l’ordre de 4 000 euros par apprenti, mais elles étaient réservées aux entreprises de moins de 250 salariés.
Concrètement, un apprenti ne coûte rien à l’entreprise.
Pierre-Emile Ramauger,directeur du développement de Montpellier Business School.
En juin 2020 le gouvernement a décidé de supprimer cette limite, et d’augmenter les primes : soit une aide de 5 000 à 8 000 euros pour l’embauche d’un apprenti, quel que soit le niveau de diplôme préparé, et la taille de l’entreprise. « C’est une aide financière conséquente, traduit Aurélien Cadiou, d’autant que la grille de rémunération des apprentis ne tient pas compte des niveaux de diplôme, mais de l’âge et de l’année de formation de l’apprenti ; donc, à âge égal, un apprenti ingénieur coûte la même chose qu’un apprenti en CAP. »
Ce qui signifie que pour un apprenti de 18 ans, une multinationale de l’énergie percevra la même prime à l’embauche que la boucherie Sanzos. « Concrètement, un apprenti ne coûte rien à l’entreprise », résume Pierre-Emile Ramauger.
« Il est évident que cette prime a poussé des entreprises à sauter le pas de l’apprentissage pour la première fois, ajoute Grégory Dechamp-Guillaume, de la Conférence des écoles françaises d’ingénieur. Pour certaines, embaucher des apprentis ingénieurs permet d’accéder à la recherche, à l’innovation, à de nouvelles méthodes de gestion de projet, et donc à de nouvelles opportunités de développement ».
Combien gagne un apprenti ?
Le salaire de l’apprenti dépend de son âge et de son année de formation. La première année de son contrat, un apprenti gagne 429 euros bruts s’il a entre 16 et 17 ans (27 % du SMIC), 683 bruts entre 18 et 20 ans (43 % du SMIC), 842 euros bruts entre 21 et 25 ans (53 % du Smic). En deuxième année de contrat, ce salaire varie de 39 % à 61 % du SMIC, toujours en fonction de l’âge, et en troisième année de 55 % à 78 % du SMIC.
Les apprentis de 26 ans et plus gagnent, eux, 100 % du Smic dès leur première année de formation, ou le salaire minimum conventionnel correspondant à l’emploi qu’ils occupent, s’il est plus élevé que le Smic.
Un dispositif coûteux, qui bénéficie surtout aux plus diplômés
Et du côté des premiers concernés, quelles sont les conséquences de ce boom de l’apprentissage ? « C’est très positif pour nos étudiants, souligne Pierre-Emile Ramauger. À Montpellier Business School nous comptons 35 % de boursiers, et c’est grâce à l’alternance. L’apprentissage nous permet d’avoir plus de diversité sociale et territoriale dans nos promotions ».
Peu d’étudiants boursiers ont en effet les moyens de payer 10 000 ou 15 000 euros par an pour s’offrir le diplôme d’une grande école. Or les frais de scolarité des apprentis sont pris en charge par France Compétences.
Autre avantage, une fois diplômés, les ex-apprentis se placent très facilement sur le marché du travail, puisqu’ils réussissent à accomplir le vœu le plus cher des recruteurs : aligner sur leur CV un diplôme et une véritable expérience professionnelle d’un, deux, ou trois ans.
Cet effet « apprentissage » est particulièrement marqué pour les jeunes qui préparent un CAP ou un bac pro, un peu moins pour les étudiants des grandes écoles qui connaissent déjà une relativement bonne insertion dans le monde du travail, avec ou sans apprentissage.
Entreprises, jeunes, établissements de formation, tous seraient donc gagnants face à cette explosion de l’apprentissage ? Pas si simple.
D’abord parce que la hausse des chiffres de l’apprentissage bénéficie d’abord aux jeunes les plus diplômés – ceux qui ont le moins besoin d’aide pour décrocher un emploi. En effet, contrairement à une idée reçue, les apprentis de l’enseignement supérieur sont désormais plus nombreux que les apprentis de niveau bac ou infra bac : 60 % de l’effectif alternant en 2020 contre 40 % en 2018.
Plus précisément, ce sont les contrats d’apprentissage de niveau Bac+3 à Bac+5 qui progressent le plus entre 2019 et 2020, passant de 26 % à 35 % du total, tandis que les contrats de niveau CAP ou équivalent (accessibles à partir de 16 ans), perdent 9 points - et ce même si le nombre d’embauches en apprentissage à ce niveau augmente de 7 %.
De même les ruptures de contrat d'apprentissage, qui laissent souvent les jeunes sur le carreau, sans emploi et sans diplôme, reste à un taux très élevé : « 30 % des contrats d’apprentissage se soldent par une rupture entre le jeune et l’entreprise », rappelle Aurélien Cadiou.
Et moins le niveau de formation est élevé, plus le taux de rupture est haut. « Pour éviter les ruptures de contrat il faut des jeunes qui ont choisi leur orientation, qui ne sont pas là par défaut, mais aussi des employeurs qui comprennent que l’apprenti est un vrai salarié, qu’il faut accompagner, dans la durée, souligne le président de l’Anaf. Rien ne sert de recruter très vite sous prétexte que “ça ne coûte rien”, comme a communiqué le gouvernement, si c’est pour licencier le jeune deux mois plus tard ! »
Pour cette raison, l’Anaf aurait préféré qu’à l’occasion de la reconduction de sa prime à l’embauche d’un apprenti jusqu’en juin 2022, l’État resserre le champ des bénéficiaires autour des diplômes de niveau bac ou infra bac.
De même, du côté des grandes écoles, on s’inquiète de la capacité de France Compétences à continuer de financer tous les contrats d’apprentissage. « Aujourd’hui le déficit de France Compétences s’élève à 4 milliards d'euros, résume Pierre-Emile Ramauger, ça ne semble pas tenable, nous redoutons à terme une baisse de la prise en charge du coût des formations, qui nous pousserait à baisser le nombre de places d’apprentissage dans nos écoles, car nous n’avons pas de marge. » Ou quand de très bons chiffres précèdent peut-être de très mauvais.