Abel épluche les sites internet des entreprises qui embauchent, à la recherche d’un indicateur de diversité ethno-raciale qui l’aiderait à choisir. En vain. Il s’imaginait pourtant que l’entreprise avait les moyens de connaître l’origine de ses salariés et pouvait doser (par échelon hiérarchique, entité, salaire…) la présence de personnes aux origines ethniques, raciales, culturelles variées.
Après tout, l’entreprise utilise le genre des salariés pour mesurer l’écart de rémunération hommes/femmes ou la présence des femmes dans chaque niveau hiérarchique.
Sur la base du volontariat
Plus étonnant, pour Abel : beaucoup d’employeurs affirment qu’ils n’ont pas le droit de récolter de telles informations. C’est faux ! Et tout à fait légal, à condition que ces données soient anonymisées et collectées sur la base de l’opt-in (adhésion).
« On interdit en France les fichiers RH indiquant l’appartenance ethnique des employés, mais l’entreprise peut réaliser des études patronymiques (à partir du nom de famille) ou faire des enquêtes internes au cours desquelles leurs salariés, sur la base du volontariat, auto-déclarent une appartenance ethno-raciale », explique Mariam Khattab, à la tête de Mozaïk, un cabinet de recrutement inclusif. « Ce n’est pas fiable à 100 %, mais ça donne des tendances. »
La CNIL elle-même l’encourage1 ! « Mais les entreprises ne savent pas qu’elles peuvent le faire, la doctrine qui circule c’est : interdit de faire de la statistique ethnique », déplore Mariam Khattab.
Gare aux intuitions
Après tout, se dit Abel, peut-être que mon ressenti est erroné. S’il n’existe aucune mesure de la diversité ethno-raciale en entreprise, c’est peut-être que ce n’est pas un sujet. Mais il tombe des nues en poursuivant ses recherches : l’Institut national des études démographiques (Ined) et l’Insee ont mis en évidence les inégalités et les discriminations auxquelles sont confrontées, en France, les personnes à l’origine ethno-raciale minoritaire2.
À diplôme et formation équivalents, les jeunes d’origine nord-africaine sont exposés à un risque accru de chômage. Les descendants d’immigrés, notamment les plus diplômés, sont davantage exposés aux discriminations au travail.
Comment identifier les étapes de recrutement avec décrochage de ces candidats(e)s ou les secteurs dans lesquels ils sont sous-représentés ? « Sans statistiques permettant d’avoir une analyse contre-intuitive », déplore Patrick Simon, directeur de recherche à l’Ined et expert sur le sujet, « impossible de cibler des actions correctrices ». Il existe assez de données pour signaler un problème national, pas assez pour y remédier.
"Sans statistiques permettant d’avoir une analyse contre-intuitive, impossible de cibler des actions correctrices".
Patrick SimonDirecteur de recherche à l’Ined et expert sur le sujet
Pour les entreprises hexagonales, c’est un sujet trop délicat pour se lancer. Bruno* est DRH dans une grande société française du secteur des assurances, qui recrute près de 2 500 salariés par an : « Je suis de plus en plus démarché par des agences de big data qui me proposent d’analyser nos processus de recrutement ou de promotion par le prisme de l’origine. »
Laura McGee, à la tête du cabinet Diversio, par exemple : son outil évalue, dans l’entreprise, l’expérience et le parcours des groupes ethno-raciaux minoritaires par rapport au groupe dominant (hommes blancs d’origine caucasienne). « Je sens une énorme crispation des syndicats, poursuit Bruno, et les collaborateurs sont frileux. Personne n’aime l’idée que l’employeur ait accès à ce genre d’informations. On y voit de la malice ou un risque plutôt qu’une démarche inclusive. Compte tenu de notre activité et de notre notoriété, ce serait même délicat d’aller sur ces sujets. »
Il y a une vraie réticence culturelle en France à compter les personnes en fonction de leur origine. Les inquiétudes – notamment héritées de l’Histoire – sont loin d’être insensées, reconnaissent chercheurs et militants, mais elles ont pour effet de légitimer l’inaction, alors même que les garde-fous numériques existent.
Le Canada en pointe
Dans ce contexte, le cadre réglementaire joue un rôle fondamental pour sécuriser les entreprises et les personnes, donner la légitimité à agir sur un sujet hautement sensible, quand la légalité ne suffit pas.
En 2014 déjà, le libéral Institut Montaigne constatait que « la réussite américaine en matière de diversité dans l’emploi s’explique par un degré élevé d’internalisation des politiques anti-discriminatoires et par des contraintes juridiques fortes3 ». C’est ce qu’il manque en France, en conclut Abel. L’état réfléchirait à un index de diversité ethnique, poussé par le récent rapport du défenseur des droits notant « l’urgence d’agir »4.
En attendant, « la question de l’origine est le parent pauvre des politiques d’inclusion », déplore Solène Brun, coordinatrice scientifique à l’institut Convergences Migrations.
Abel n’est guère satisfait par des chartes de diversité bien intentionnées, mais non contraignantes. Il pense à l’expatriation, peut-être au Canada : depuis 2020, ce pays a rejoint les États-Unis et le Royaume-Uni en obligeant ses entreprises à rendre compte publiquement et chiffres à l’appui de leur inclusion ethno-raciale.
* Le prénom a été modifié.
Pour aller plus loin
1. "Mesurer pour progresser vers l’égalité des chances" CNIL et Défenseur des droits, 2012
2. "Trajectoires et Origines", Ined ; "Discrimination dans le recrutement des grandes entreprises : une approche multicanal", rapport pour le CGET, 2019
3. "Dix ans de politiques de diversité : quel bilan ?", Institut Montaigne, 2014
4. "Discriminations et origines : l’urgence d’agir", Défenseur des droits, 2020