Les années passent, les photos jaunissent, mais les visages des promotions des grandes écoles n’évoluent guère, ou trop peu. En 1964, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dans Les Héritiers, montraient que la crème de la crème des étudiants prenait, dans la grande majorité des cas, les traits du fils de prof, de cadres sup ou de médecins et très rarement ceux du fils d’ouvrier.
Cinquante ans plus tard, les auteurs du rapport « Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? » de l’Institut des politiques publiques (IPP) retrouvent dans les promotions 2016-17 les mêmes profils.
Réformer l'ENA pour plus de mixité sociale
A compter du 1er janvier 2022, la prestigieuse Ecole Nationale d'Administration sera remplacée par "l'Institut national du service public (INSP)". C'était une promesse d'Emmanuel Macron à la sortie de la crise des Gilets jaunes. Lui-même issu de l'une de ces promotions, il déplorait une "énarchie", un régime entretenant un entre-soi au pouvoir.
Une dizaine de places (15% des effectifs) sera réservée à des élèves boursiers parmi les plus méritants de l'enseignement supérieur, passés par les 74 classes préparatoires aux concours donnant accès aux postes d'encadrement.
Parallèlement, une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) servira à former et orienter les haut fonctionnaires selon les besoins de l'État.
Pire, en plus d’avoir la même origine sociale, ils sont nombreux à venir du même endroit. D’un tiers à 40 % des effectifs des grandes écoles sont passés sur les bancs des lycées franciliens.
Les élites doivent refléter la diversité de la société, sinon elles ne pourront pas prétendre la conduire.
Chantal Dardelet,Directrice du Centre égalité des chances de l'Essec
L’uniformité crée des œillères
Cela pose problème. Pas seulement à la IIIe République et à son idéal d’ « école libre », selon lequel les établissements d’élite sélectionnent les élèves les plus méritants indépendamment de leurs origines. Mais aussi aux grandes écoles.
« Les élites doivent refléter la diversité de la société, sinon elles ne pourront pas prétendre la conduire. Une entreprise dans laquelle les cadres dirigeants sortent tous du même moule se ferme des marchés. Elle sera moins innovante et performante qu’une entreprise inclusive », pointe Chantal Dardelet, directrice du Centre égalité des chances de l’Essec et animatrice du groupe « ouverture sociale » au sein de la Conférence des grandes écoles (CGE).
C’est la même chose dans le public. L’uniformité crée des œillères. Comment une équipe gouvernementale de Parisiens, nullement obligés de prendre la voiture pour aller au travail ou faire leurs courses, peut anticiper qu’une hausse du prix du carburant débouchera sur le mouvement de « gilets jaunes » ?
Les directeurs des grandes écoles agissent pourtant depuis 20 ans pour diversifier leurs corps étudiant. Trois exemples en attestent : l’accompagnement des lycéens de quartiers prioritaires, avec des dispositifs comme les Cordées de la réussite, la création de voies d’admission parallèles et des aides financières.
Mais comme le constate l’IPP dans son rapport, rien n’y fait, rien n’a bougé. Que faire d’autres pour ouvrir ces grandes écoles ? Instaurer des quotas de boursiers et d’élèves non-franciliens à l’entrée des classes préparatoires et des écoles post-bac ?
Julien Grenet, directeur adjoint de l’IPP, y est favorable « Tant qu’il y aura moins de 10 % d’élèves défavorisés en prépa, les choses ne bougeront pas dans les écoles. » Mais Chantal Dardelet, de la CGE, met en garde : « Le simple fait de prononcer ce terme provoque en France des réactions épidermiques. » Il existe des précédents qui ont de quoi inquiéter.
En Chiffres
Moins de 10%
des élèves en classe préparatoire sont viennent de milieu défavorisé
Quotas nécessaires, mais insuffisants
En 1975, un an après que l’État de Californie a décidé que les universités pouvaient avoir recours à des quotas ethniques pour sélectionner leurs étudiants, Allan Bakke, homme blanc d’une trentaine d’années, poursuit en justice l’Université de Californie. Il n’a pas été accepté en médecine alors qu’il le méritait, estime-t-il.
Pour ce provocateur, il n’est pas normal que des candidats s’étant seulement donné la peine de naître dans la bonne ethnie et ayant eu de moins bonnes notes que lui aux épreuves de sélection aient été admis. Le temps ne calme pas les ardeurs.
Jusqu’en 1996, date à laquelle les électeurs californiens ont par référendum aboli les quotas ethniques à l’entrée des universités, des étudiants ont hurlé à l’injustice.
En Inde, alors même que la « politique de réservation » est aussi vieille que l’indépendance du pays, des castes s’estimant lésées par ces discriminations positives, comme les Patel (propriétaires terriens, entrepreneurs et hommes d’affaires de la classe moyenne) remettent régulièrement en cause le bien-fondé des quotas lors de manifestations tournant parfois à l’émeute.
En France, il n’y pas eu de manifestations. Pourtant, « les quotas d’élèves boursiers à l’entrée des prépas, qu’on appelle par pudeur “points de bonification” existent depuis 2018. Pour qu’ils aient un impact, nous proposons de relever leur seuil », défend Julien Grenet, de l’IPP.
Cette mesure, qui ne coûte rien, semble efficace si on se base sur l’expérience californienne. « L’abandon des quotas en Californie a fortement fait chuter le nombre d’étudiants noirs et hispaniques en premier cycle dans les universités », note Daniel Sabbagh, spécialiste des questions de discriminations et chercheur à Sciences Po.
Les quotas sont nécessaires, mais insuffisants. Ils ne règlent pas la question des inégalités scolaires
Chantal DardeletDe 21 % des effectifs au milieu des années 1990, ils ne sont plus que 15 % à la fin de la décennie. « Les quotas sont nécessaires, mais insuffisants. Ils ne règlent pas la question des inégalités scolaires », juge Chantal Dardelet, de la CGE.
En arrivant en prépa après un bon parcours scolaire, Mathilde, élève boursière, constate que « certains élèves ont déjà balayé une bonne partie du programme dans la terminale de leur lycée et lors de stages d’été. Dans mon lycée, on nous a seulement préparés au bac ». Ce cas est loin d’être isolé, comme le sous-entend, une étude du ministère de l’Enseignement supérieur. « Entre 2013 et 2017, seuls 30 % des élèves boursiers de l’une des bonnes prépas scientifiques parisiennes, ayant eu entre 16 et 17 de moyenne au bac, ont intégré par la suite une des 23 meilleures écoles, contre 50 % des non-boursiers », pointe-t-elle.
Pour corriger ces inégalités ont été créés les « internats de la réussite », comme celui du lycée Jean-Zay, à Paris, lancé en 2013. Pour 200 euros par mois, les élèves boursiers de prépa parisiennes ont une chambre, accès à une salle de travail et à des cours particuliers.
L’autre solution, pour réduire les frais d’une scolarité parisienne pour les fils d’employés dans la Creuse, serait de délocaliser les grandes classes prépas. Pas sûr toutefois que la France soit prête à voir Henri-IV ou Louis-le-Grand prendre ses quartiers à Limoges ou à Châteauroux.