Sociologie
L'homo economicus est-il apte à survivre dans un monde toujours plus complexe ?
Sélection abonnésLes Français ne brillent pas par leur niveau de connaissances économiques et financières. Mais ils sont loin d’être les seuls. Pourtant, l’enjeu de la formation à l'économie n’est pas que financier. Il est aussi démocratique.
Yves Adaken
© Getty Images
Pour son abonnement au gaz, faut-il choisir un contrat à prix fixe ou opter pour les prix variables en fonction du marché, comme vous le propose cette démarcheuse à domicile ? Et pour un ordinateur portable, faut-il vraiment prendre l’extension de garantie que conseille ce vendeur susceptible de percevoir une commission ?
Tels sont les choix auxquels est confronté quotidiennement l’homo economicus du premier quart du XXIe siècle.
D’après la théorie classique, ça ne devrait lui poser aucun problème. Doté d’une rationalité infaillible, ayant accès à toutes les informations, il sait évaluer sur trois ans l’évolution des prix du pétrole brut sur lequel le gaz est indexé. De même, il connaît par cœur le taux de panne de tous les PC en promo dans son hypermarché.
À lire Derrière le rapport à l'argent, une conception du monde
Enfin, il sait tout ça… en théorie. Car dans la réalité, le commun des homo economicus n’en a pas la moindre idée. La vie économique est de plus en plus complexe, avec des facteurs tant locaux que mondiaux. Pas facile, donc, d’assumer ce rôle de super-agent économique.
Pour son abonnement au gaz, faut-il choisir un contrat à prix fixe ou opter pour les prix variables en fonction du marché, comme vous le propose cette démarcheuse à domicile ? Et pour un ordinateur portable, faut-il vraiment prendre l’extension de garantie que conseille ce vendeur susceptible de percevoir une commission ?
Tels sont les choix auxquels est confronté quotidiennement l’homo economicus du premier quart du XXIe siècle.
D’après la théorie classique, ça ne devrait lui poser aucun problème. Doté d’une rationalité infaillible, ayant accès à toutes les informations, il sait évaluer sur trois ans l’évolution des prix du pétrole brut sur lequel le gaz est indexé. De même, il connaît par cœur le taux de panne de tous les PC en promo dans son hypermarché.
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Enfin, il sait tout ça… en théorie. Car dans la réalité, le commun des homo economicus n’en a pas la moindre idée. La vie économique est de plus en plus complexe, avec des facteurs tant locaux que mondiaux. Pas facile, donc, d’assumer ce rôle de super-agent économique.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été confronté tôt au principal moteur du système, la monnaie. En France, le petit d’homo economicus perçoit son premier argent de poche régulier en moyenne à 9 ans. Une pratique plutôt généralisée. Plus des trois quarts des enfants en bénéficient, d’après le site La Finance pour tous. Soit 11 euros par mois en moyenne entre 7 et 11 ans et 18 euros entre 12 et 13 ans.
Considérée comme un moyen de responsabiliser les enfants, l’enveloppe s’envole à l’adolescence pour atteindre 47 euros par mois entre 14 et 17 ans. Un vrai premier petit budget qu’il faut apprendre à gérer.
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« Enseignement d’exploration »
Loin d’être tabou, l’argent fait l’objet de discussions en famille pour neuf enfants sur dix. Mais la transmission d’une culture économique et financière varie grandement, notamment en fonction du diplôme et des revenus des parents. Seuls 25 % des plus de 15 ans possèdent une carte de retrait et 21 % un compte courant. Le problème, c’est que l’école n’a jamais vraiment cherché à compenser cette inégalité.
Éco-mots
Épargne
C'est la part du revenu disponible qui n'est pas affectée à la consommation. Elle alimente le patrimoine des agents économiques et permet les investissements en actifs réels et financiers.
Inconnue au primaire et au collège, longtemps absente du cursus général des lycéens, l’économie n’a accédé qu’en 2010 au rang d’« enseignement d’exploration » en seconde, à raison d’une heure trente par semaine (partagée avec la sociologie et la science politique).
Puis elle a intégré, en 2019, le tronc commun des secondes générales et technologiques. Une initiation bienvenue, mais qui risque de tomber dans l’oubli pour la très grande majorité des bacheliers n’ayant pas poursuivi une spécialité en Sciences économiques et sociales (SES).
Sans enseignement particulier, les élèves français s’en tirent avec une évaluation en culture financière inférieure à la moyenne lors de l’enquête PISA de 2012 menée sur 13 pays. Seule consolation, leur performance n’était pas « significativement différente » de nations comme les États-Unis, l’Espagne ou Israël. Car le niveau général est assez faible.
Lacunes d’ordre pratique
Nantis de ce bagage très léger, les homo economicus sont priés de faire leur apprentissage sur le tas, à l’école de la vie. C’est ainsi qu’ils découvriront seuls les affres du premier emprunt pour leur première grosse dépense, les mystères de la première fiche de paye et la gestion douloureuse des fins de mois. Puis ils se risqueront, autour de 35 ans en moyenne, à faire le grand plongeon : celui de l’endettement immobilier sur 20 ans, voire plus.
Les plus prévoyants, loin d’être une majorité, auront déjà commencé à préparer leur retraite… De cette expérience concrète, nourrie de leur vie en entreprise, éventuellement complétée par une formation supérieure en économie ou en gestion, que ressort-il ?
À en croire certains, pas grand-chose. Nous, Français, serions tout simplement « nuls en économie ». En 2017, un quiz réalisé par l’Ifop pour la fondation Concorde, un think tank libéral, dépeint des Français incapables, pour deux tiers d’entre eux, de citer l’ordre de grandeur du PIB ni celui de la dette de la France, et dont les trois quarts n’arrivent pas à « évaluer correctement le coût d’un salarié au Smic pour l’entreprise ».
Reste à savoir si ce type d’ignorance reflète vraiment une absence de compétences.
L’édition 2020 de l’enquête de la Banque de France sur l’éducation financière du public confirme l’existence de lacunes pratiques : un gros tiers des personnes interrogées (38 %) ne maîtrise pas un calcul d’intérêt simple, une petite moitié (45 %) évalue mal l’effet de l’inflation sur son pouvoir d’achat et une majorité (54 %) bute sur la notion d’intérêts capitalisés. Manifestement, les notions de base non acquises à l’école ne le sont pas davantage à l’âge adulte.
Analphabétisme financier mondialisé
Mais attention aux accusations d’analphabétisme économique : elles s’accompagnent souvent d’interprétations idéologiques. Pour certains, l’ignorance des Français refléterait une hostilité générale au marché, encouragée dès le lycée par des professeurs de SES penchant à gauche.
C’est accorder beaucoup d’influence à des enseignants qui n’ont en charge qu’un bachelier sur six. Et cela n’empêche pas un gros quart de nos compatriotes — et la moitié des 18-30 ans ! — de se dire tentés par la création d’entreprise. On a vu mieux comme indice d’anti-capitalisme…
Éco-mots
Connaissances qui permettent aux individus de prendre les (bonnes) décisions dans la gestion de leurs finances personnelles. Elles recouvrent la maîtrise de mécanismes comme l’actualisation, l’inflation ou les calculs d’intérêt et une certaine information sur l’environnement financier et économique.
D’autant qu’un rapport de l’OCDE de 2016 sur les connaissances financières des adultes classe la France au premier rang sur une trentaine de pays, devant Hong Kong, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni.
Cours de finance personnelle au lycée : l’urgence américaine
C’est l’état d’alerte au pays de Wall Street. Selon tous les classements internationaux, les Américains sont aussi mauvais en culture financière que les Français. En 2011, l’ex-président de la FED, Ben Bernanke, appelait déjà à améliorer l’alphabétisme financier de ses compatriotes.
Et l’économiste Annamaria Lusardi, « papesse » de la littératie financière, estime aujourd’hui que « nous sommes à un niveau de crise ». Il y a un fossé entre la génération des millennials et les seniors. La solution ? Instaurer des cours de finance personnelle au lycée. Moins de la moitié des États américains en imposent aujourd’hui.
Tout « cocorico » serait toutefois déplacé. D’après le test des économistes Annamaria Lusardi et Olivia Mitchell, qui fait référence en matière de littératie financière, seuls 30,9 % des personnes interrogées en France en 2019 ont bien répondu aux trois questions basiques, dites les « Big Three ».
C’est 20 points de moins que les Allemands et les Suisses. Mais c’est aussi bien – ou aussi mal – que les Américains. Et c’est mieux que les Japonais et les Suédois. « À notre grande consternation, écrivent les économistes, nous avons découvert que l’analphabétisme financier était répandu même dans des pays aussi riches et des marchés financiers aussi développés. »
Le lit du populisme ?
Cette inculture économique et financière généralisée serait la source de bien des maux. Elle serait à l’origine de la crise des subprimes, selon l’économiste et prix Nobel Robert Shiller. Elle coûterait un point de croissance par an à la France, selon un autre Nobel, Edmund Phelps. Et elle ferait le lit du populisme, selon de nombreux commentateurs libéraux.
De façon plus concrète, elle conduirait à passer à côté d’opportunités de placements ou, au contraire, pousserait à prendre des risques exagérés. L’OCDE s’est émue de cette situation. Depuis une vingtaine d’années, l’Organisation de coopération et de développement économiques pousse les pays membres à engager des actions d’éducation financière. Message reçu cinq sur cinq par notre pays où c’est la banque de France qui est chargée de porter cette stratégie.
« Mais ces formations sont-elles efficaces ?, s’interroge l’économiste Luc Arrondel. Cela fonctionne bien au niveau de l’école, mais au-delà, les programmes d’éducation financière sont loin d’être toujours efficients. Et a-t-on vraiment besoin de connaître les ressorts de l’économie pour être un bon homo economicus ? Pour moi, ce n’est pas prouvé. Plutôt que de devenir spécialiste soi-même, ne vaut-il pas mieux faire appel à de bons conseillers financiers ? »
Certes, mais alors qu’en est-il du citoyen homo economicus ? L’enjeu de la formation n’est pas que financier. Il est aussi démocratique. Pour l’économiste Philippe Aghion, qui a piloté le groupe d’experts chargé de réformer les programmes de SES, la réponse est évidente : « Il faut former des citoyens du monde qui comprennent les mécanismes économiques de base, a-t-il expliqué au quotidien Les Échos. Ensuite, on peut critiquer et comprendre pourquoi, par exemple, les marchés sont imparfaits. Mais il faut qu’un socle de base soit maîtrisé. »
L’« Educ-fi », une priorité pour la France
Diversifier l’épargne ? Déjouer les arnaques financières ? Lutter contre le surendettement des ménages ? Limiter les faillites des TPE ? Pour tous ces objectifs, une même solution : l’Educfi. Autrement dit : l’Éducation économique, budgétaire et financière.
C’est une préoccupation grandissante des pouvoirs publics tant au niveau national qu’international où le thème est poussé par l’OCDE et le G20. En France, l’Educfi connaît une accélération depuis 2016 et la définition d’une stratégie nationale dont la mise en oeuvre a été confiée à la Banque de France.
Trois populations sont ciblées : les jeunes, les ménages en situation de fragilité financière et les entrepreneurs. Les actions portent aussi bien sur la gestion du budget personnel ou familial, l’apprentissage des outils bancaires et d’assurance que la meilleure compréhension des notions économiques.
Pour porter la bonne parole, les outils se multiplient : mise en ligne, en 2017, du site Mes questions d’argent, qui centralise toutes les informations grand public. Ou inauguration, en 2019, de Citéco, la cité de l’économie et de la monnaie, « premier musée d’Europe consacré à l’économie ».
L’Educfi tente aussi de se frayer un chemin dans les salles de classe. Gestion d’un budget, moyens de paiement, épargne, économie d’énergie… Ces notions font l’objet d’une mini-formation qui devrait toucher 10 % des élèves de quatrième à la rentrée prochaine. Mais traiter de finance personnelle a l’école ne va pas de soi dans un pays où la Semaine de l’argent de l’OCDE a dû être rebaptisée… Semaine de l’éducation financière. « Il reste difficile de faire comprendre que (ce) n’est pas un concept de libéral de droite, qu’elle vise d’abord à protéger les plus démunis », témoigne Pascale Micoleau-Marcel, déléguée générale de La Finance pour tous, association partenaire de la stratégie, dans le journal Le Monde.
Certes. Mais pas seulement. Quand le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, souligne que « le conseil que nous pouvons apporter aux Français en matière d’épargne est un sujet majeur », les appels aux placements en actions et à la mobilisation de l’épargne accumulée à cause du Covid-19 ne sont jamais bien loin…
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