
Non, il n’a qu’une obligation de moyens
Juriste, Félicien Lemaire est professeur des universités à la faculté de droit, d’économie et de gestion d’Angers. Ses thèmes de recherche portent sur le bonheur, la souveraineté, et l’indivisibilité de la République. Il est le coordinateur scientifique du projet « BonDroit », qui interroge la relation entre bonheur et droit.
L’État n’est pas et ne saurait être un dispensateur de bonheur ! Il a encore moins une capacité à le produire ! Attention à l’équivoque de la question. Celle-ci résulte d’une confusion liée à la quête révolutionnaire du bonheur.
Que le thème du bonheur collectif soit martelé comme une antienne par les révolutionnaires, que la Déclaration de 1789 fasse référence dans son préambule au « bonheur de tous » ou que l’article 1er de la Déclaration de 1793 précise que « le but de la société est le bonheur commun » n’implique nullement une volonté d’imposer le bonheur, il s’agit simplement d’un objectif.
Pour les constitutions les plus stables dans les pays qui ont fait le choix de mentionner le bonheur, la place qu’il occupe – le plus souvent dans les préambules et principes généraux – l’inscrit généralement au rang des principes directeurs des systèmes politiques : le bien-être apparaît pour l’essentiel comme une modalité applicative. Bien-être économique, bien-être au travail, bien-être en matière de santé, bien-être environnemental.
Ainsi compris, le bonheur constitue un objectif pour les gouvernants, destiné à instruire au mieux les politiques publiques et la relation aux gouvernés. Le législateur, les autorités exécutives et administratives doivent trouver dans cette recherche du bonheur une source d’inspiration pour leurs actes et décisions.
Se trouve ainsi défini un « droit du progrès » à la charge des États, avec des obligations positives envers les individus et la collectivité, en satisfaisant autant que possible les besoins essentiels. On ne peut s’y tromper, c’est la conception très largement diffusée par les économistes qui s’appliquent à démontrer, dans ce minimum de bonheur, que la poursuite du bien-être passe nécessairement par le développement économique et social des sociétés pour satisfaire les besoins de base.
Ainsi, les 11 critères du « vivre mieux » dégagés par l’OCDE (logement, revenu, travail, communauté, éducation, environnement, gouvernance, santé, bien-être subjectif, sécurité, et conciliation travail et vie privée) constituent autant de pistes d’identification des besoins sociaux qui doivent être satisfaits par les législateurs pour donner au bonheur ce contenu objectif minimal.
En bref, se profile une éthique juridique de recherche du bonheur et du bien-être, destinée à orienter les politiques nationales. Ce que conforte, à la suite des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), la soft law internationale résolument incitative pour les États (cf. A.G., rés. 65/309 du 19 juillet 2011, « Le bonheur vers une approche globale du développement »).
Étant entendu que l’objet n’est pas d’imposer aux individus les lignes directrices de leur bonheur, mais d’établir les conditions les plus propices à la poursuite d’un bonheur qu’il revient en tout état de cause à chacun de fixer, avec le moins d’entraves possibles. On y décèle concrètement pour l’État une obligation de moyens au profit des individus et la collectivité, mais pas une obligation de résultat.
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Oui, il doit agir pour que l’individu se réalise
Fiona Ottaviani est enseignante-chercheuse en économie à Grenoble École de management, chaires Paix économique et Territoires en transition.
Tout dépend de ce que l’on met derrière le terme « bonheur » et plus largement derrière l’expression « produire du bonheur ». Si l’on considère, par exemple, à la suite de l’économiste Richard Layard, que le bonheur est un état biologique particulier de satisfaction subjective et non une question politique, alors la poursuite collective d’une telle conception du bonheur serait dangereuse.
L’État serait amené à privilégier une seule manière d’« être bien » et à tenter de conformer les comportements sociaux dans cette direction. Des dystopies telles que 1984, de George Orwell, ou Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley nous alertent sur les dangers d’une telle promotion technocratique du bonheur.
Si l’on considère, en revanche, que les pouvoirs publics, au lieu de se focaliser sur la croissance du PIB, devraient s’intéresser davantage aux conditions de vie des populations, aux différentes possibilités qu’ont les personnes de « se réaliser », aux enjeux relatifs à la soutenabilité sociale et environnementale, alors l’État – et les collectivités locales – ont un rôle fondamental à jouer.
Mais cette définition de ce qui compte ne peut pas être posée « en chambre » uniquement avec des experts. C’est une question politique qui doit faire l’objet de discussions collectives et intégrer la pluralité des manières de se réaliser, en lien avec une réflexion sur ce qui fait bien commun.
Nous vivons une crise écologique et sociale sans précédent et les pouvoirs publics doivent inévitablement et urgemment se soucier du « bien vivre » ou du bien-être soutenable, qui traduisent la prise en compte couplée des enjeux socio-économiques et environnementaux.
Se soucier du « bien vivre » conduit à reconsidérer collectivement ce qu’est l’économie et ce qui compte dans la vie des gens. Des économistes tels que Franz Hinkelammert, Henry Mora Jiménez ou Manfred Max-Neef ont énoncé à raison que l’économie est la science de la reproduction et de la soutenabilité des conditions matérielles (à la fois biophysiques et socio-institutionnelles) et immatérielles pour satisfaire les besoins humains. S’intéresser à la satisfaction des besoins humains amène à s’interroger sur les conditions objectives d’existence des personnes (ressources matérielles et immatérielles) et sur la manière dont elles vivent grâce à celles-ci.
Par exemple, je peux très bien avoir de nombreux médecins à proximité de mon habitation, mais ne pas aller consulter quand je suis gravement malade, car je ne me sens pas de le faire en tant que bénéficiaire de la Complémentaire santé solidaire, ayant déjà été refusé(e) plusieurs fois par des médecins.
La prise en compte de la question du « bien vivre » doit amener à une transformation radicale de notre système socio-économique. De nombreuses expériences, ayant chacune leurs apports et leurs limites, œuvrent déjà dans cette direction en Nouvelle-Zélande, en Finlande, au Bhoutan… On peut penser aux approches – inspirées de la « théorie du donut » de Kate Raworth et utiles pour penser collectivement des plafonds environnementaux ou sociaux – qui ont été conduites à Amsterdam ou récemment, à Bruxelles.
La démarche des Indicateurs de bien-être soutenable territorialisés (Ibest) menée à Grenoble et les autres expériences territoriales existantes (Wallonie, Bretagne, Hauts-de-France, etc.) montrent aussi l’intérêt d’intégrer la question du « bien vivre » dans les politiques publiques à l’échelle locale à des fins d’observation, d’évaluation ou même de pilotage.