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Travail au noir, cannabis, fonds occultes... Doit-on comptabiliser l'économie souterraine ?
Politique économique
Travail au noir, cannabis, fonds occultes... Doit-on comptabiliser l'économie souterraine ?
Travail au noir, cannabis, fonds occultes... L'économie illicite dérégule le système démocratique et met en danger la société. Elle est aussi pourtant incontournable. Faut-il alors la prendre en compte dans les statistiques publiques ? Débat.
Maxime Hanssen
Débat
Faut-il prendre en compte l’économie cachée ?

Oui, connaître, c’est décider.
Sylvain Bureau
Directeur de la Chaire entrepreneuriat de l’ESCP Europe et président du Jean-Baptiste Say Institute. Ses travaux portent notamment sur le rôle de l’entrepreneuriat dans l’économie informelle.
Non, cela revient à délégitimer l’État
Clotilde Champeyrache
Maîtresse de conférences en économie à l’Université Paris 8. Spécialiste de l’intégration mafieuse dans l’économie légale, elle vient de publier La Face cachée de l’économie (Puf, 2019).
L'avis de Sylvain Bureau : Oui, connaître, c’est décider.
Travail au noir, activités bancaires illégales ou criminelles, l’économie souterraine, multi-facette, pèse d’un poids non négligeable dans l’activité. Elle pourrait atteindre jusqu’à 12 % de la richesse produite en France.
La calculer – opération incertaine – est incontournable à la fois pour saisir l’état d’une économie et pour capter ses évolutions en cours. Calculer l’activité cachée, c’est fabriquer des indicateurs pour améliorer le pilotage économique, social et législatif du pays.
Un exemple : la prise en compte du trafic de cannabis en France donne des éléments clés pour débattre d’une possible légalisation de ce produit et de ses impacts en termes de création de richesse, d’emploi, de risques sociaux et sanitaires.
Connaître, c’est se donner le pouvoir de décider.
Plus globalement, on sait désormais que, dans les pays en développement, une économie informelle dynamique constitue une phase transitoire vers un développement stable et structuré.
Dans les pays développés, les activités informelles servent aussi de « tampon » pendant les crises économiques. Les activités détruites dans l’économie légale peuvent se reformer dans la sphère informelle. Système D, petit boulot, ces « initiatives » comblent en partie l’effet de baisse de revenus.
Ne pas quantifier ces activités, ce serait se priver d’indicateurs macroéconomiques éclairant la « santé » réelle des économies.
L’économie souterraine est aussi une source d’innovation. Dans ces zones grises, des projets disruptifs naissent. Prenez l’entreprise française Hitch : son activité de chauffeurs privés entre particuliers a certes été déclarée illégale, mais personne ne peut nier qu’elle a engendré une activité économique réelle en défrichant un marché inexistant.
Souvent, ces projets innovants se montent dans un cadre inachevé. Ils peuvent donc faire évoluer la réglementation et les représentations sociales. Il faut pouvoir identifier ces "déviances d’avant-garde" qui n’auraient jamais été imaginées par le législateur, afin d’adapter la législation, sans étouffer ces défricheurs.
Les cas similaires sont nombreux : des cryptomonnaies aux entreprises qui explorent les avancées de la génétique, il est urgent de mieux appréhender ces activités émergentes qui se développent dans des zones grises.
Enfin, cette question interpelle la pertinence des indicateurs économiques. Est-il acceptable que le PIB ne prenne en compte ni des éléments destructeurs comme la pollution, ni des activités collaboratives et écologiques comme les potagers ouvriers ? Nous devons changer notre logiciel d’analyse pour répondre aux grands défis sociaux et environnementaux. Pour cela, la prise en compte des activités informelles est indispensable.
L'avis de Clotilde Champeyrache : Non, cela revient à délégitimer l’État
Sur les injonctions d’Eurostat, l’organe des statistiques de la Commission européenne, la France a pris en compte certaines activités illégales dans le calcul du Produit intérieur brut (PIB). C’est à mon sens une grave erreur : alors que la richesse d’un pays était jusqu’alors considérée comme telle uniquement quand les activités étaient légales, les activités illicites ont désormais la "même valeur".
Cela revient à légitimer des actes illégaux, valider la transgression des règles et justifier l’enrichissement à tout prix. L’addition nationale sera salée et pourrait conduire à la désagrégation du pacte social et politique. La démocratie s’en trouvera menacée.
Cette dérive doit êre imputée à l’approche néolibérale qui domine le système économique actuel. La logique de « coût bénéfice » peut en effet faire apparaître comme « rationnel » l’exercice d’une activité illégale ou criminelle. Dans cette approche, il s’agit de maximiser son utilité, y compris contre les règles communes.
Prenons l’exemple du commerce portuaire de Rotterdam (Pays-Bas). On y observe un dilemme. D’une part, on veut assurer la sécurité en contrôlant strictement les conteneurs. De l’autre, par souci d’efficacité économique, on veut traiter un maximum de conteneurs en un temps record afin de fluidifier les échanges dans un contexte de plus en plus compétitif. Résultat : seuls 3 % des cargaisons du premier espace portuaire européen sont contrôlées.
Cette injonction concurrentielle augmente certes l’activité économique et donc le PIB, mais réduit le rôle de la puissance publique, laissant un espace aux échanges illégaux.
L’irruption de l’économie souterraine dans la sphère légale a d’autres conséquences désastreuses. Une entreprise du BTP financée par des fonds occultes pourra certes générer de l’emploi, mais aura un véritable impact – négatif – sur l’ensemble de la chaîne de valeur.
Créer des jobs renforcera la légitimité et l’influence de cet « acteur économique » et lui donnera une capacité à « réorienter » l’économie locale. Cette entreprise illégale pourra même renoncer à la rentabilité et bloquer la chaîne de production afin, par exemple, de forcer tel sous-traitant à travailler avec tel prestataire. Ces marchés deviennent alors captifs. La qualité de la prestation se dégrade : une route publique sera toujours moins bien construite par une société issue du blanchiment plutôt que par un acteur professionnel. In fine, c’est le citoyen qui payera l’addition.
Justifier l’apport de l’économie souterraine dans l’économie légale, c’est accentuer le flou entre ces deux mondes. Comptabiliser ces activités illégales à la source, c’est créer une économie grise qui mine l’intérêt général