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« Fuite des cerveaux » : la France condamnée à voir partir ses meilleurs talents ?

La puissance et l’influence d’un pays se mesurent à sa capacité d’attirer de nouveaux talents – chercheurs, enseignants, diplômés de grandes écoles –, mais aussi au rayonnement international de ses propres cerveaux.

Emmanuelle Serrano
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© Getty Images/iStockphoto

Installée en Californie depuis 20 ans, Michele Soleilhavoup a commencé sa carrière de chercheuse au laboratoire de chimie de coordination de Toulouse, en 1993. Elle s’investit dans les recherches (menées par le laboratoire de chimie de l’Université de Californie de San Diego et le CNRS) sur la stabilisation de molécules extrêmement réactives comme les carbènes.

En 2018, les États-Unis ont injecté 1 300 milliards de dollars dans la recherche, soit la plus forte hausse des dépenses de R & D dans le pays en 10 ans. Pas étonnant que les chercheurs du CNRS (trois milliards d’euros de budget en 2019) soient tentés de s’expatrier outre-Atlantique pour y phosphorer.

À lire aussi : "En France, la santé est vue comme un coût. Ailleurs c'est un investissement."

Malheureusement, le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) ne collecte pas de données chiffrées sur les cerveaux expatriés.

Quant au Quai d’Orsay, il nous apprend que, fin 2019, 1 775 875 Français (sans préciser leur catégorie professionnelle) étaient inscrits au registre des Français établis hors de France, la Suisse étant le premier pays d’expatriation (184 887 personnes). Aux États-Unis, ils étaient 117 297 à cette date.

Éco-mots

Fuite des cerveaux (brain drain) 

Flux migratoires de scientifiques, de chercheurs ou, plus généralement, de personnes hautement qualifiées qui s’installent à l’étranger pour y trouver de meilleures conditions de vie, d’études, de travail ou de rémunération, que ce soit entre pays du Nord et pays du Sud ou entre pays développés.

Fuite ou mobilité ?

Pour Stéphan Vincent-Lancrin, analyste senior et sous-chef de division à la Direction de l’éducation et des compétences de l’OCDE, la fuite des cerveaux n’est pas une très bonne formule, car la mobilité internationale des étudiants, chercheurs, experts et autres professionnels est généralement une bonne chose, à la fois pour le pays dont ils partent et pour celui qui les accueille.

« À l’OCDE, on préfère parler de “circulation des cerveaux”, pour mieux marquer le fait qu’au moins, pour les pays riches, les personnes qui partent reviennent souvent ou bien que d’autres s’installent dans le pays. » L’idée de « fuite » est plus pertinente quand la mobilité s’effectue de pays à plus faibles revenus vers des pays riches, car les cerveaux y retournent moins souvent, faute d’y trouver le capital nécessaire et suffisamment de collègues qualifiés pour développer et utiliser leur expertise.

Mais le développement économique peut vite changer la donne, comme en Corée du Sud ou en Chine, dont l’essor lui a permis, en avril 2020, de détrôner les États-Unis avec 58 990 demandes de brevets déposées en 2019 contre 57 840 pour les Américains, leaders depuis la création du Traité de coopération en matière de brevets, en 1978. La France se classe sixième avec 7 934 demandes.

« Quand les gens partent, ils peuvent revenir avec des connaissances et de nouveaux réseaux. C’est plus prometteur qu’inquiétant »
Stéphan Vincent-Lancrin,

analyste et sous-chef de division à la Direction de l'éducation et des compétences de l'OCDE

Pas de problème… s’ils reviennent

« Quand les gens partent, ils peuvent revenir avec des connaissances et de nouveaux réseaux. C’est plus prometteur qu’inquiétant », affirme Stéphan Vincent-Lancrin. Selon lui, le vrai préjudice de la fuite des cerveaux s’observe quand on forme des professionnels qui vont travailler dans d’autres pays et que l’on se retrouve démuni dans ce domaine : « Lorsqu’un pays, par exemple, forme des infirmières qui partent travailler à l’étranger et qu’il n’arrive pas à en recruter suffisamment pour faire fonctionner son système de santé, voilà un coût réel. »

Dans le domaine scientifique, le problème existe aussi, mais il est souvent d’ordre réputationnel. « Si les prix Nobel formés en France travaillent tous à l’étranger, les universités françaises ne bénéficient pas des “points Nobel” accordés par certains classements internationaux et la France apparaît comme moins attractive aux yeux des étudiants étrangers. À long terme, les étudiants français risqueraient de manquer de stimulation et d’échanges avec les meilleurs étudiants du monde, ce qui pourrait affecter la compétitivité de sa recherche. À mes yeux, le coût se calcule avant tout en termes de capital humain et d’expertise. Petit à petit, si les meilleurs ne sont plus là pour former la nouvelle génération, le niveau baisse et on ira chercher l’excellence et les opportunités à l’étranger », résume l’analyste.

Stéphan Vincent-Landrin relève néanmoins que les grands économistes français ne délaissent pas leurs réseaux hexagonaux et que certains d’entre eux sont revenus des États-Unis où ils étaient partis travailler, à l’instar de Philippe Aghion, Thomas Piketty, Jean Tirole ou Esther Duflo.

Nouvelle concurrence scientifique

Pour ceux qui sont partis, il est parfois difficile de revenir, car les universités et centres de recherche français ne peuvent pas toujours les accueillir à des conditions concurrentielles.

Sans parler des raisons personnelles et familiales, l’environnement intellectuel et professionnel n’est pas toujours à la hauteur en France en raison d’un manque d’investissement dans la R & D ou d’un niveau d’excellence insuffisant.

Ainsi, dans le domaine des publications scientifiques, la France se situe au sixième rang mondial, d’après l’enquête annuelle du MESRI sur l’état de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation en France en 2020.

Si le nombre de ces publications ainsi que leur indice d’impact ont progressé au cours des 10 dernières années, sa part dans les publications scientifiques mondiales s’est contractée sous l’effet de l’arrivée de nouveaux pays sur la scène scientifique internationale comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. Elle passe ainsi de 4,1 % à 2,8 % des publications mondiales entre 2008 et 2018.

Les destinations préférées des « grosses têtes »

Plus de 13 % des diplômés sont en poste à l’étranger, selon l’enquête 2020 sur l’insertion des diplômés des grandes écoles publiée chaque année par la Conférence des grandes écoles (CGE) et l’École nationale de la statistique et de l’analyse de l’information (Ensai).

La part des emplois à l’étranger reste plus forte chez les managers et les diplômés des écoles d’autres spécialités* (respectivement 17,9 % et 20,1 %), plus enclins à occuper un emploi à l’étranger que les ingénieurs (10,6 %). Le Royaume-Uni, désormais classé hors Union européenne, reste la destination n°1 des nouveaux diplômés managers (17,3 %).

Dans le top 5, on trouve, après le Royaume-Uni, le Luxembourg, l’Allemagne, la Chine et la Suisse. Pour les ingénieurs, plus de six sur 10 travaillant à l’étranger résident hors de l’Union européenne. Le top 5 est un peu différent : Suisse, Royaume-Uni, Canada, Belgique et Luxembourg.

*Les diplômés des écoles de type Instituts d’études politiques, écoles d’architecture, de journalisme, de communication, de design, etc.