Bien prendre la parole, chacun peut l’apprendre. Cet article est extrait de notre hors-série consacré à la prise de parole et à la construction de son opinion. À retrouver en ligne ou en kiosque.
Bertrand Périer, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation
Longtemps, il s’est méfié de la parole. Il la trouvait suspecte, presque vulgaire : « Ce qui m’a attiré dans le métier, c’est la controverse juridique, la rationalité des arguments, ce côté implacable, presque scientifique, de l’application du droit. Je trouvais que la parole venait vicier cette pureté », explique Bertrand Périer.
Sa profession, au début, il l’exerce à l’écrit. Cela dure cinq ans. Jusqu’à ce qu’il assiste à un concours d’éloquence. Sous ses yeux, l’orateur se met en danger, emploie de belles images, « c’était persuasif, émouvant, drôlement beau ». Un coup de foudre !
Il s’inscrit alors au concours, puis prend goût aux plaidoiries, en comparution immédiate ou aux assises. « La parole vient insuffler un supplément d’âme à cette matière sèche qu’est le droit », reconnaît-il. Maintenant, l’écrit, il s’en méfie pour ses plaidoiries. « J’ai écrit la première, puis plus aucune ensuite. Ce n’est pas un exercice de récitation. Je prépare en amont, en sélectionnant les deux-trois arguments les plus saillants, ceux qui resteront dans la tête du juge jusqu’à sa prise de décision, et je m’entraîne auprès de collègues ou de proches. Quand je plaide, conclut Bertrand, il n’y a pas de papier. C’est les yeux dans les yeux avec le juge. »
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Julie Duret, chef des ventes régionales chez Blédina
« Je vends aux super et aux hypermarchés. Mes clients, ce sont les chefs de rayons. C’est eux que je dois convaincre d’acheter les produits Blédina », explique Julie Duret. Première étape et premier obstacle : amener ces salariés débordés à ne pas lui raccrocher au nez et obtenir un rendez-vous en face à face. « Il faut être directe, concise. J’évite le “comment allez-vous ?” Ils n’ont pas le temps de papoter. Je préfère le “j’espère que vous allez bien”. Puis je les motive. Plutôt que de leur dire, “j’aimerais vous présenter nos produits”, je dis “j’aimerais investir dans votre magasin”. »
Le jour J, elle arrive bien préparée. Elle a dressé le profil du client. Certains sont attirés par la nouveauté, d’autres, plus frileux, jouent la sécurité, d’autres encore cherchent surtout à obtenir des rabais. Elle a adapté son argumentaire aux priorités du client. Tous, néanmoins, aspirent à doper le chiffre d’affaires de leur rayon. « C’est l’argument le plus impactant. Étude marketing à l’appui, je démontre que tel produit va leur rapporter 5 000 euros par an, voire 20 000 euros s’ils achètent toute la gamme. » Une fois alléchés, bien souvent, ils passent commande.
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Bruno Duvic, la voix du 13 h de France Inter
Adolescent, il écoutait Nicolas Poincaré raconter, à la radio, le génocide au Rwanda. Il se réveillait avec Jean-Luc Delarue ou Pascale Clark. « Par la voix, un lien se crée, presque une camaraderie. Derrière le timbre, on imagine un visage. Ce média m’a toujours plu. J’avais cette envie de transmettre par l’oral », confie Bruno Duvic. Avant chaque passage à l’antenne, il tape sur le clavier. « À la radio, chaque mot prononcé a d’abord été écrit. Mais c’est écrit pour être dit », explique-t-il.
Sa technique : écrire comme il raconterait l’événement à un inconnu. « Il faut capter l’attention de l’auditeur. On y arrive en étant direct, clair, précis, en ayant le bon ton, ni familier, ni corseté. M’imaginer cet inconnu m’y aide. » Puis, il lit à voix haute son papier, au milieu d’autres journalistes faisant de même. Cette répétition générale troublerait un visiteur. Elle reste essentielle pour rayer les formules imprononçables et jeux de mots malheureux. Enfin, il regarde la grosse horloge battant la mesure dans la salle de rédaction. C’est presque l’heure. Il entre en studio, chausse son casque, se met derrière le micro. Trois, deux, un… « Bonjour à tous. Soyez les bienvenus. Au sommaire aujourd’hui… »
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Myra Frapier, média-traineuse
« Il y a une dizaine d’années, quand un(e) patron(ne) passait à la télévision, il était facile d’identifier l’agence ayant préparé cette prise de parole. Aujourd’hui, pour avoir un impact, la prise de parole doit paraître authentique et bien sûr être percutante. », explique Myra Frapier.
Pour y parvenir, des heures de préparation sont nécessaires. La média-traineuse commence par rencontrer le patron pour savoir ce qu’il veut dire et comment il l’exprime. « C’est de la maïeutique [méthode permettant la mise en forme des pensées confuses, NDLR]. On échange pendant une heure et demie-deux heures. Une fois le message identifié, reste à le construire et le nourrir : il faut des chiffres pour donner du crédit au propos et des histoires pour l’incarner. Pour une entreprise spécialisée dans l’énergie, par exemple, mieux vaut éviter de parler de kilowatts mais plutôt dire “grâce à nous, Madame Dupont a économiser X euros sur sa facture d’électricité”. J’échange aussi beaucoup avec la garde rapprochée du dirigeant », rapporte-t-elle.
Puis elle rédige un document avec des faits, chiffres, formules et éléments de réponses, et l’envoie à son client. Ils se retrouvent enfin pour une mise en situation, une sorte d’oral blanc dans lequel la média-traineuse joue le rôle du journaliste inquisiteur.
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Convaincant comme un conférencier TED
En septembre 2011, à New York, Bryan Stevenson reçoit de l’Institut Roosevelt la médaille de la Liberté. Cet avocat spécialiste des droits civiques a déjà une petite renommée. L’année précédente, il a convaincu cinq des neuf juges de la Cour suprême d’interdire les peines d’emprisonnement à vie pour les mineurs. À la fin de la cérémonie, un représentant de la conférence TED lui demande de venir défendre ses idées le printemps suivant à Long Beach (Californie).
L’avocat hésite, c’est son équipe qui le force à accepter, car les conférences TED, créées en 1984, sont l’agora des temps modernes : 800 personnes se réunissent une fois par an, pendant quatre jours, pour écouter 50 orateurs. Et chaque jour, sur le site TED. com, un million de personnes visionnent les interventions les plus marquantes. « Ces conférences sont devenues la référence absolue en matière de prise de parole publique », pointe le conseiller en communication Carmine Gallo, qui a consacré un ouvrage à décoder les meilleures. En voici deux exemples.
Bryan Stevenson, le conteur qui va droit au cœur
Avant même qu’il ouvre la bouche, certains, dans l’auditoire TED ont déjà décidé d’être en désaccord avec lui. Il a l’habitude, c’est son métier qui veut cela. Il est militant de la lutte contre les inégalités pénitentiaires. Sa méthode : « Je dois convaincre les gens de me faire confiance. Si je commence par du théorique un peu nébuleux, je les perds. Alors, je parle des relations familiales, ça concerne tout le monde. »
Il raconte une conversation avec sa grand-mère quand il avait 8 ou 9 ans. Puis il introduit des statistiques sur les personnes incarcérées dans les prisons américaines. Et conclut par le bref échange qu’il eut un jour avec un concierge à l’entrée du palais de justice.
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Au final, sur les 18 minutes de sa prise de parole, 12 sont consacrées à des récits personnels. Et ça marche : en 2012, à Long Beach, Stevenson obtint la plus longue standing ovation de l’histoire de TED. Et 24 heures après le discours, son organisation à but non lucratif, Equal Justice Initiative, qui offre une assistance juridique aux plus démunis, recevait un million de dollars.
David Christian s’adresse aux cinq sens
En mars 2011, le professeur Christian vient présenter à TED la « grande Histoire ». Sa mission est presque impossible : relater en 10 minutes plus de 13 milliards d’années d’évolution, rendre accessibles et compréhensibles à un public de béotiens des notions complexes.
Pour relever le défi, il s’appuie sur tous les médias : vidéos, graphes, frises, photos, effets sonores et visuels. Sa prestation, regardée plus d’un million de fois, est jugée comme l’une des plus « stimulantes » et « stupéfiantes » du catalogue.
Le secret : comme l’a démontré Richard Mayer, professeur de psychologie à l’Université de Californie, on apprend et on retient mieux quand tous nos sens sont sollicités.