Pourquoi lui ?
Julien Barret est auteur, linguiste et formateur en rhétorique. Il a participé à plusieurs concours d’éloquence avec l’association Eloquentia. Ses deux podcasts (« Flow » et « Parler avec style »), hébergés sur la plateforme Majelan, ont été adaptés en livre – L’Atelier oratoire et Parler avec style (First).
Pour l’Éco. Vous avez souhaité que l’on enclenche les caméras pour cette interview réalisée en ligne, pourquoi ?
Julien Barret. Parce que le regard, c’est primordial pour faire passer l’information. La base de l’éloquence, c’est de regarder son interlocuteur et de découvrir ses réactions.
À ce propos, Guy Gilbert [prêtre catholique, éducateur et auteur, NDLR] me confiait une anecdote. Tout jeune prêtre du diocèse d’Alger à la fin des années 1960, il s’est un jour trouvé dans l’incapacité de lire l’éloge funèbre qu’il avait pourtant consciencieusement préparé. Saisi d’une émotion violente, il s’en est servi pour improviser son discours, sans ses notes.
Ce jour-là, me disait-il avec la gouaille qui lui a valu le surnom de « Curé des loubards », il a compris l’importance de « lâcher ce putain de papier ! ».
Concours d’éloquence, formations… La rhétorique a émergé depuis une décennie, non ?
Oui, et c’est plutôt un retour. Peu de gens le savent, mais l’enseignement de l’éloquence, présent à la Renaissance, a disparu au début du XXe siècle, quand la classe de rhétorique, où l’élève écrivait des discours, a été remplacée par le commentaire composé et la dissertation.
À cette occasion, Roland Barthes note que le mot d’ordre de l’école, qui était « apprendre à écrire », est devenu « apprendre à lire ». Aujourd’hui, avec le Grand Oral, il semble que l’école veuille « apprendre à parler ». Savoir s’exprimer, se faire comprendre, ça sert à tout le monde, dans toutes les situations : se faire des amis, se faire embaucher, résister à une agression, séduire…
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Et aussi pour ne pas se faire manipuler ?
La manipulation est consubstantielle à la parole. Parler à un jeune enfant, par exemple, pour lui éviter un danger ou l’inviter à manger, passe souvent par une forme de manipulation.
Mais justement, la rhétorique donne les outils pour décoder les techniques des publicités qui parsèment nos villes, rétorquer dans une réunion houleuse, défendre son propos lorsqu’il est caricaturé. Il vaut mieux se doter de ces armes plutôt que de les laisser à son adversaire.
Quelles règles de rhétorique vous semblent les moins bien maîtrisées par la majorité des gens ?
Pour moi, il y a trois choses fondamentales.
D’abord, la mise en scène du discours (que la rhétorique latine nomme actio). Souvent, le corps fait défaut, le propos n’est pas incarné. Le théâtre est un bon outil pour y remédier, apprendre à respirer, à se tenir simplement debout, solide sur ses appuis, porter son regard sur autrui, assumer le silence.
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Ensuite, la structure de son argumentaire (dispositio). Il ne suffit pas de choisir ses idées, il faut impérativement les organiser de façon à ce qu’elles s’articulent bien.
Enfin, le style (elocutio), qui passe beaucoup par le choix des mots. Bien sélectionnés, ils peuvent faire mouche. Mon conseil : résumer votre discours ou votre présentation par une phrase éloquente dont chaque mot aura été scrupuleusement choisi.
Justement, certains mots ou expressions ont été si galvaudés qu’on peut avoir le sentiment qu’ils ne transportent plus aucune information ?
Oui, on appelle cela des clichés, des expressions partagées dont on n’interroge plus le sens. Au départ, il y a souvent une métaphore, « le jour se lève », par exemple : au sens strict, le jour apparaît, mais il ne se lève pas, pas plus que le soleil ne se couche !
On peut s’amuser à déconstruire ces expressions en les prenant au pied de la lettre comme dans cette phrase d’Alphonse Allais : « La nuit tombe, et personne pour la ramasser. » Il faut interroger ces lieux communs pour inventer son propre style.
Comme disait le philosophe Gilles Deleuze, avoir du style, c’est être « comme un étranger dans sa propre langue ». On peut toujours réinventer la langue.
C’est très revigorant d’ailleurs de lire celles et ceux qui n’écrivent pas dans une langue d’adoption, Kafka en allemand ou Ionesco en français. Ces auteurs trouvent une voie que les natifs auraient du mal à entrevoir.
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Est-ce pour encourager cette créativité que vous avez lancé une chaîne YouTube, avec le dictionnaire Le Robert, consacrée aux figures de style ?
Oui, il faut démocratiser ces effets de style, que chacun s’en empare. Par exemple, la question oratoire peut être très utile dans un monologue.
Il s’agit d’animer votre propos en posant des questions dont vous apporterez vous-même les réponses, par exemple « en quoi ce problème est-il fondamental ? Eh bien, parce qu’il permet de repenser le sujet… ». En donnant plus de vie au discours, on peut capter l’attention d’un interlocuteur, que ce soit un professeur ou un recruteur.
Dans la campagne présidentielle, cette année, d’un point de vue rhétorique, quelle intervention vous a marqué ?
Le débat Mélenchon-Zemmour.
Indépendamment de leurs idées politiques, je constate que les deux candidats sont de bons orateurs, tout en ne pratiquant pas la même rhétorique. Selon moi, Mélenchon développait ses idées d’une manière dialectiquement plus articulée, plus construite, s’ancrant davantage dans la dispositio que j’évoquais précédemment. Alors que Zemmour s’inscrit plus dans l’élocution, avec quelques raccourcis qui saisissent l’attention, créent des punchlines.
Votre conseil aux lycéens pour le Grand Oral ?
Faites cet exercice amusant et instructif : écoutez un flash info, une vidéo de YouTubeur, une publicité, un sketch, un discours politique, un titre de rap, mais écoutez activement.
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Disséquez pour comprendre les différences : comment les idées s’enchaînent-elles ? Quel est le ton de la voix ? Quels sont les mots utilisés ? Ces prises de parole fonctionnent différemment.
Un flash info va droit au but, avec très peu d’adjectifs alors qu’un(e) humoriste maniera un langage plus familier et des images pour établir une connivence avec son public. Sur YouTube, le propos est souvent déroulé rapidement, à l’aide d’un montage serré ; et dans le rap, le débit est travaillé, avec beaucoup de rimes et de jeux de mots.
Écoutez toutes les formes de discours et essayez de les reproduire. Au fond, c’est ça, la rhétorique.

Bien prendre la parole, chacun peut l’apprendre.Cet article est extrait de notre hors-série consacré à la prise de parole et à la construction de son opinion.
À retrouver en ligne ou en kiosque.