Pourquoi lui ?
Politologue et chroniqueur, Clément Viktorovitch s'est fait connaître du grand public en analysant les discours politiques ou en décyptant les débats parlementaires. Poursuivant son entreprise de démocratisation de l'art de la rhétorique, l'ancien chroniqueur (CNews, RTL, Canal +) a synthétisé son expertise dans Le pouvoir rhétorique, publié en octobre 2021. Pour l'Éco retranscrit ce qu'il y a à retenir de cette véritable bible, si l'on veut susciter la peur, la colère, l'enthousiasme, la joie... pour mieux convaincre.
1. Définissez le cadre
Comme une photographe, choisissez les informations que vous allez montrer et celles que vous allez faire sortir du cadre. Par ce simple tri des informations, vous augmentez vos chances d’émouvoir, donc de convaincre. Avec cinq règles d‘or à respecter.
Proximité - L’auditeur doit se sentir personnellement concerné pour s’émouvoir. Cette proximité avec le propos peut être géographique (« les bombes tombent à 2 000 kilomètres de Paris » plutôt qu’« à Kiev »), chronologique (« le problème se posera dans trois jours » plutôt que « prochainement ») , sociologique (« l’instituteur attaqué » plutôt que « l’homme attaqué »).
Intensité - Donnez suffisamment d’informations (ajouter le nombre de victimes d’un attentat), faites comprendre la gravité symbolique d’un événement (« la statue détruite est un monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale ») ou précisez-en les conséquences (« si cette maternité ferme, les bébés nés prématurés seront à des centaines de kilomètres de leurs parents »).
Matérialité - L’émotion arrive si l’événement décrit est sûr plutôt qu’hypothétique, et s’il est précis plutôt que flou (« 154 familles ont été évacuées de leur habitation » plutôt que « plusieurs familles pourraient être touchées »).
Agentivité - Nous sommes davantage émus par ce qui nous semble dépendre de nous plutôt que du hasard. Pour générer du ressentiment ou de la gratitude, évoquez un coupable que l’auditeur pourra blâmer ou une héroïne qu’il pourra louer (« la fermeture des lits de réanimation est le résultat de la réforme du gouvernement de madame X »).
Similarité - Mobilisez les références collectives communes, chargées en elles-mêmes d’une grande émotion (« camp » plutôt que « centre de rétention ») : que l’on s’en indigne ou que l’on proteste, vous aurez suscité l’émoi.
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2. Créez la bascule vers l’émotion
Contagion - Les émotions sont contagieuses, montrer les vôtres reste le meilleur moyen de les susciter chez vos interlocuteurs. À condition que l’émotion que vous revendiquez (« je suis profondément triste ») ne soit pas dissonante avec votre intonation ou votre expression faciale. Soyez crédible !
Suggestion - Énoncez l’émotion que vous souhaitez créer (« tu dois être contente ! » ; « vous devriez avoir honte »), votre interlocutrice a de bonnes chances de s’y conformer
Matérialisation - Rendez votre propos concret, palpable, en diffusant une image (de chars d’assaut postés), une bande sonore (des battements de cœur d’un embryon).
Amplification - Exclamez-vous (« ce pauvre homme ! »), répétez-vous (« nous manquons d’eau, nous manquons de livres, nous manquons de vêtements ») et maniez l’hyperbole (« je suis rongé par la honte »)… sans excès !
Métaphorisation - Les images sont de puissants vecteurs émotionnels.
Surprise - Si vous surprenez votre auditoire, il sera d’autant plus prêt à se faire cueillir par l’émotion qui succédera. Pour ce faire, changez de sujet de façon brutale, utilisez une analogie (« vous n’êtes plus des médecins, vous êtes des soldats »), créez un moment suspendu de silence et tenez-le jusqu’à ce que votre auditoire n’en puisse plus.
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3. Transformez l’émotion en action
Ça y est, votre auditoire est ému, il ne vous reste qu’à transformer l’émoi en comportement que vous voulez voir votre auditoire adopter.
Peur-solution - Attirez l’attention sur une menace (« chaque année, 3 000 personnes meurent sur les routes »), qui laissera s’installer la peur (« si vous voulez épargner vos proches… »). Amenez ensuite votre solution, présentée comme la seule issue possible (« … respectez les limitations »).
Espoir-réalisation - Décrivez un futur souhaitable (« vous rêvez de ne plus avoir de taches de sueur devant vos collègues ? »), qui fera naître la frustration. Puis montrer comme l’espoir peut se transformer en réalité (« avec le déodorant X, fini les moments gênants en réunion »).
Indignation-mobilisation - Présentez une situation comme injuste (« ces êtres humains qui dorment à même les grilles du métro dans le froid de l’hiver pendant que nous décorons nos sapins ») pour qu’elle attire tristesse ou pitié. Puis offrez un exutoire à la colère (« signez la pétition pour ouvrir de nouveaux hébergements »).
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Utiliser les émotions pour convaincre, est-ce vraiment honnête ?
Quelle est la différence entre énoncer une diminution de 5 euros des aides aux logements et entendre une mère de famille expliquer que cela représentant le budget alimentation de sa famille pour une semaine, elle devra désormais priver ses deux enfants de dessert ?
La deuxième formulation, en faisant appel aux affects des auditeurs, leur permet de s’approprier émotionnellement des chiffres rigoureux, mais froids. Lorsque c’est pour faire prendre conscience de l’information que nous souhaitons faire passer, mobiliser les émotions est non seulement nécessaire, mais légitime, défend Clément Viktorovitch. Mais alors, quand faut-il se méfier du pathos ?
Quand nous créons de la peur, de la colère ou de la compassion, mais à partir de faits erronés. Par exemple, par un reportage montrant des employés en grève qui inventent des conditions de travail plus difficiles qu’elles ne le sont en réalité.
Une question d'éthique personnelle
Si la cause peut être jugée juste, le moyen frauduleux pourrait se retourner contre nous et tourner l’opinion publique en notre défaveur. Les émotions peuvent également tourner à la manipulation quand elles sont trop intenses, disproportionnées, qu’elles saturent l’auditoire à tel point qu’il en perd sa capacité à ne pas être d’accord avec nous.
Mais, à partir de combien de tristesse on suscite trop de tristesse, à partir de combien de compassion nous passons dans la manipulation ?
Sur cette question, Clément Viktorovitch renvoie chaque orateur et oratrice à son éthique personnelle : vaut-il mieux sauver son amour-propre, se retenir, en prenant alors le risque de ne pas collecter beaucoup de dons pour l’association humanitaire que nous défendons, par exemple ?