Economie
Cinq mécanismes économiques pour comprendre le Forfait Patients Urgence (FPU)
Sélection abonnésL’information a défrayé la chronique en ce début d’année 2022. À partir du 1er janvier, l’accès aux urgences serait payant. Faux, nous répond Laurence Hartmann, économiste de la santé.
Cathy Dogon
© Anthony MICALLEF/HAYTHAM-REA
L’Assurance maladie publique ne rembourse plus l’accès aux urgences. Il est désormais pris en charge par les complémentaires santé pour 95 % de la population. Les 5 % restants qui n’en disposent pas devront assumer le coût de leur poche : un forfait unique de 19,61 euros (8,49 euros pour le forfait minoré), au lieu d’une facturation variable selon les actes pratiqués (radios, échographies, IRM, examens biologiques, etc.) dont la majeure partie était couverte par la Sécurité sociale.
Éco-mots
Complémentaire santé
Système d'assurance complémentaire comprennant les mutuelles, les institutions de prévoyance et les assurances privées.
Ce transfert du remboursement de l’Assurance maladie obligatoire vers la complémentaire privée vise à responsabiliser les patients, désencombrer les urgences et réduire la charge administrative des personnels de santé. Sur les 22 millions de passages annuels, 14 millions de personnes s’y présentent sans être hospitalisées, selon les chiffres de la Direction générale de l’offre de soins.
Ce transfert du remboursement de l’Assurance maladie obligatoire vers la complémentaire privée vise à responsabiliser les patients, désencombrer les urgences et réduire la charge administrative des personnels de santé. Sur les 22 millions de passages annuels, 14 millions de personnes s’y présentent sans être hospitalisées, selon les chiffres de la Direction générale de l’offre de soins.
En économie, modifier les conditions d’un contrat n’est pas anodin : cela modifie les comportements des individus. Quels mécanismes sont à l’œuvre dans le cas de cette réforme ?
1. Responsabilisation
L’argument du gouvernement pour justifier cette réforme tient dans la sensibilisation de la population aux coûts des actes médicaux. C’est ici la responsabilisation de la demande, par l’information symbolique, qui est en jeu : elle doit conduire à un moindre recours des patients à l’hôpital, donc à une baisse des dépenses de l’Assurance maladie publique (niée par le gouvernement, voir plus bas) et suppose que les patients ont la capacité d’évaluer leur reste-à-charge, puis de financer leurs dépenses le cas échéant.
Jusqu’à présent, chaque acte médical pratiqué pendant la venue aux urgences était prise en charge à 80 % par l’Assurance maladie. Le ticket modérateur de 20 %, financé par la complémentaire santé représentait entre 6 et 60 euros selon les actes médicaux reçus, avec une moyenne de 18 euros dans le public, et 20 dans le privé.
Éco-mots
Quote-part que la Sécurité sociale laisse à la charge de l’assuré. En économie de la santé, on parle de « taux de coassurance ».
Tout cette complexité administrative prenait du temps au personnel et donnait au patient l’impression de gratuité. Désormais, avec le FPU, les délais seront réduits parce que tout sera pris en charge par la complémentaire (à condition d’en avoir une...).
C’est une mesure qui ne rapporte rien.Olivier Véran,
ministre de la Santé, en octobre 2020.
Le gouvernement maintient que cette décision n’est pas budgétaire : « C’est une mesure qui ne rapporte rien », affirmait Olivier Véran lors du Ségur à l’automne 2020. Mais le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2021 estimait les gains de cette réforme à 35 millions d’euros.
En revanche, l’objectif de responsabiliser l’usager reste limité. Quel que soit le financeur du passage aux urgences, l’Assurance maladie publique ou la complémentaire santé privée, cela ne change pas fondamentalement ce que le patient sort de sa poche. La différence de caisse suffira-t-elle à le désinciter à se déplacer ?
Grand Écart renoncement aux soins
2. Aléa moral
En informant le patient sur le coût des actes médicaux, le FPU vise à modifier le comportement de l’agent économique. Assuré, celui-ci aurait naturellement tendance, en théorie, à consommer plus que ce dont il aurait réellement besoin. On parle alors d’aléa moral.
Éco-mots
Conflit possible entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Le problème se rencontre notamment dans le domaine des assurances : après avoir souscrit un contrat d’assurance santé, par exemple, une personne, désormais assurée, pourrait envisager de prendre des risques pour sa santé plus facilement (aléa moral ex ante) ou de consommer plus de soins que ce qui serait médicalement nécessaire (aléa moral ex post).
En revanche, s’il est mis à contribution, son comportement évolue. Une étude menée entre 1975 et 1982 aux États-Unis par la RAND Health Insurance Experiment (HIE), montre en effet que la consommation de biens et services médicaux est sensible aux prix. Pour diminuer la dépense de biens et services médicaux des individus bénéficiant de la gratuité de 18 %, il faut porter leur contribution à 25 % des dépenses. Si on souhaite diminuer leurs dépenses de 45 %, il faut établir leur participation à 95 %. Le taux de surconsommation de soins était estimé à 25 % pour les personnes bénéficiant de la gratuité.
Quand les patients supportent davantage le coût des soins, la réduction des dépenses ne les concerne pas tous de manière homogène : les comportements des plus démunis, des gros consommateurs de soins et des personnes souffrant de troubles mentaux sont plus impactés.
Lire aussi > Dans les entrailles budgétaires de l'hôpital public
Chercher à corriger l’aléa moral produit deux effets. D’abord, l’ « effet prix » affecte notre demande de soins concernant les petits risques, ces soucis de santé fréquents, mais n’engendrant que de faibles dépenses. Cette demande est élastique et très sensible au prix – on en consomme plus s’ils sont bien remboursés – à l’inverse des soins lourds (ou « gros risque »), considérés comme vitaux, où l’ « effet prix » joue peu en cas d’assurance complète.
Ensuite, l’ « effet revenu » amène les populations défavorisées (6 % de l’échantillon de l’étude de la RAND HIE) à renoncer aux soins nécessaires, par manque de capacité financière, cela peut par exemple concerner la population sans assurance complémentaire en France. C’est ce que l’on appelle « le renoncement aux soins ». Ces populations sont les véritables perdantes d’une politique de responsabilisation des patients, y compris dans le cadre du FPU.
La diminution de la consommation de biens et services médicaux dans l’expérimentation RAND HIE n’aurait pas eu d’effet sur l’état de santé général de la population, sauf pour les plus modestes.
3. Efficacité allocative et efficacité productive
Après l’aléa moral, la responsabilisation, les différentes capacités financières et le partage des coûts… se pose la question de l’efficacité des dépenses publiques et privées.
L’efficacité allocative interroge justement la capacité d’un système de santé à satisfaire la demande de soins. D’un point de vue macroéconomique, il s’agit de bien dimensionner les ressources allouées au secteur de la santé : ne pas rationner les dépenses de soins, éviter les files d’attente par exemple mais aussi les gaspillages. « Dans ce cadre, l’Objectif national de dépenses d’Assurance maladie semble plutôt bien dimensionné » juge Laurence Hartmann.
Éco-mots
Objectif national de dépenses d’Assurance maladie (Ondam)
Cadre financier de dépenses publiques de santé, voté par le parlement chaque année dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale, qui est ensuite ventilé en enveloppes sectorielles (hôpital, soins de ville,...). L’Ondam est indicatif et non opposable. Il peut donc être dépassé... notamment en période de pandémie.
Du point de vue microéconomique, il s’agit de traiter les patients qui le nécessitent dans les meilleurs délais et avec la meilleure qualité de soins.
En l’occurrence, le FPU influerait plus sur l’efficacité productive. « La participation financière des patients s’inscrit non seulement dans un objectif de modération des dépenses, mais aussi en tant qu’instrument d’une plus grande efficience de ces dépenses, écrivait Laurence Hartmann dans une étude pour la Haute autorité de santé en 2007. Restaurer les arbitrages-prix des patients devrait en effet permettre d’orienter leur consommation vers les biens et services les plus performants. »
Avec le FPU, la responsabilisation du patient devrait l’amener à s’interroger sur la nécessité de se déplacer à l’hôpital. D’après Laurence Hartmann, c’est là tout l’enjeu : redonner à la médecine de ville sa place dans le parcours de soins, y compris en termes de réactivité. « Aujourd’hui, si l’on se déplace à l’hôpital, c’est que nous n’avons pas toujours d’alternatives, nous explique-t-elle par téléphone. En Seine-Saint-Denis, dans des quartiers enclavés de Marseille, ou dans certaines zones rurales reculées, quelles sont les solutions pour un besoin de soins non programmés, à part l’hôpital ? Il faut mieux mailler le territoire en France pour assurer la permanence des soins. C’est ce qui fait encore défaut aujourd’hui ».
La chercheuse prend l’exemple du diabète : « Les patients ne devraient pas avoir à se déplacer à l’hôpital. Ils devraient pouvoir être soignés en ville, même dans l’urgence. Nous accusons un retard dans le déploiement de la télémédecine, qui pourrait être une solution au traitement des maladies chroniques. L’hôpital coûte cher et ne dispense pas toujours la meilleure qualité de soins. »
4. Biais technologique
Les patients se déplacent aussi à l’hôpital pour son plateau technique (imagerie médicale, etc.). Mais selon l'économiste de la santé David Cutler, les financements public et privé incitent à recourir à la technologie : « D’une part, trop de procédures sont adoptées sur la base du bénéfice que peuvent en retirer patients et producteurs sans tenir compte du coût global de ces innovations. D’autre part, les patients, comme les professionnels, surestiment l’intérêt des technologies qui permettent d’élargir le champ des traitements disponibles au détriment des technologies qui permettent de limiter les dépenses. Cela amène les offreurs de soins à développer des innovations dont les bénéfices sociaux sont inférieurs au coût réel. »
Lire aussi > L'hôpital, entre innovations de pointe et précarité
Modifier les comportements pour orienter les patients vers la médecine de ville limiterait ce réflexe. Si la médecine de ville dispose d’autant de technologies que la médecine hospitalière, elle est plus personnalisée et permet un suivi continu par une même équipe médicale.
De son côté, le nouveau Service d’accès aux soins (SAS) issu du Ségur de la santé permettrait à la médecine de ville de pouvoir réagir à l’urgence : « Les futurs “orientateurs” auront à charge de réguler le trafic de patients vers les plateaux techniques hospitaliers ou vers les maisons de garde, dans le cadre du SAS. Cela permettrait de rationaliser la dépense hospitalière » commente Laurence Hartmann.
Éco-mots
Service d’accès aux soins (SAS)
Mesure du Pacte de refondation des urgences et réaffirmé en novembre 2020 dans le cadre du Ségur de la santé. Nouveau service d’orientation et de guidage dans le système de santé. Toute personne ayant un besoin de santé urgent ou n’ayant pas de médecin traitant disponible et nécessitant un soin non programmé pourra accéder à distance, de manière simple et lisible, à un professionnel de santé. Il sera chargé de fournir un conseil ou d'orienter le patient selon son état vers une consultation non programmée en ville ou à l’hôpital, aux urgences ou déclencher une intervention d’équipes pré-hospitalières.
5. Gestion mixte du risque
Pour garantir un bon état de santé du plus grand nombre, les dépenses doivent être mutualisées par des mécanismes d’assurance. Plusieurs schémas existent, voire coexistent, et chacun présente ses avantages. En Europe, un système s’est largement imposé : il s’agit d’une gestion mixte du risque, combinant une part de financement public et une autre de financement privé, la plupart du temps géré par un organisme tiers comme une mutuelle. Des nuances existent entre les pays.
Lire aussi > Débat. Faut-il supprimer les mutuelles ?
« En France et en Allemagne, cette couverture repose sur un système d‘assurance maladie gérée par des caisses de Sécurité sociale » présentait la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (Drees) dans un document en 2019. « Aux Pays Bas ou en Suisse, cette gestion a été confiée à des assureurs privés mis en concurrence réglementée, tandis que le Royaume-Uni et l‘Espagne se caractérisent par des systèmes nationaux de santé. » Finalement, l’assurance santé privée facultative se structure en complément de cette couverture de base.
Quelle couverture santé en Europe ?
- Aux Pays Bas, les assurés paient eux-mêmes leurs dépenses de santé jusqu'à ce qu'ils atteignent le niveau de la franchise, à savoir 385 euros par adulte. L‘assurance maladie intervient ensuite. En Suisse, la franchise est de 280 euros. Un co-paiement de 10 % est ensuite applicable à l‘ensemble des soins et biens médicaux. Le reste à charge s'élève à 12,3 %.
- En Allemagne et au Royaume-Uni, une couverture de base prend en charge 85 % des dépenses de santé. La place de l'assurance facultative privée est plus marginale. Les restes à charge s'élèvent respectivement à 12,5 % et 14,8 %.
- En Espagne et en Suisse, les paniers de soins, plus restreints, ne prennent en charge ni l‘optique, ni les soins dentaires. Les restes à charge s'élèvent respectivement à 24,2 % et 28,3 %.
D’après la Drees, la France est le pays dont le reste à charge est le plus faible. Il s‘élève à 6,8 %. C'est près de quatre fois plus en Espagne et en Suisse.
Merci à Laurence Hartmann, maître de conférences au Lirsa du Cnam et spécialiste des contours de l'économie de la santé, pour son aide dans la rédaction de cet article.
- Accueil
- Politique économique
- Santé
Cinq mécanismes économiques pour comprendre le Forfait Patients Urgence (FPU)