Sociologie
« Il n’y a pas de véritable politique de la jeunesse ». En France, les ratés d’un investissement d’avenir
Sélection abonnésAlors que la crise sanitaire et économique menace de faire exploser le taux de chômage des jeunes, la réponse politique française est-elle à la hauteur de l’enjeu ?
Sandrine Chesnel
© Stephane AUDRAS/REA
« C’est dur d’avoir 20 ans en 2020. » Nul ne sait si cette citation d’Emmanuel Macron, en octobre dernier, restera dans les livres d’histoire, mais elle a le mérite de mettre en lumière, après 10 mois de pandémie mondiale, combien il est difficile aujourd’hui pour la jeunesse de tracer sa voie dans un monde dont tous les repères vacillent.
Mais au fait, à quels jeunes le président de la République s’adressait-il ? « Trop souvent, dans les discours politiques comme dans les médias, un amalgame est fait entre “jeunes” et “étudiants” », décrypte Anne Brunner, directrice d’études à l’Observatoire des inégalités.
« Or tous les jeunes n’ont pas passé l’année 2020 à suivre des cours sur Zoom ! Si 80 % des 15-19 ans sont effectivement dans les études, cette proportion tombe à 25 % pour les 20-24 ans. Dans cette tranche d’âge, la moitié des jeunes est en emploi et un quart au chômage .»
Trop souvent, dans les discours politiques comme dans les médias, un amalgame est fait entre “jeunes” et “étudiants”Anne Brunner
Directrice d’études à l’Observatoire des inégalités
Étudiante ou non, source à la fois d’inquiétude et d’espoir, « la jeunesse » est en réalité une construction sociale. Peu de points communs, à part leur année de naissance, entre deux jeunes de 21 ans dont l’un est en master à Sciences Po et l’autre salarié d’une entreprise de l’artisanat depuis ses 18 ans.
Peu de points communs… sauf un : tous les deux constituent la première richesse de leur pays, son avenir, son potentiel économique, sociologique, créatif. Bref, ils sont tous deux une ressource précieuse. Un actif, comme on dit en économie.
Éco-mots
Méritocratie
Hiérarchie sociale fondée sur le mérite individuel, qui implique que chacun peut s’élever socialement s’il s’en donne les moyens. Mais selon le philosophe américain Michael Sandel (La Tyrannie du mérite, Albin Michel), cette méritocratie est un jeu de dupes car en laissant penser que la mobilité sociale par le diplôme fonctionne toujours, elle dispense de s’attaquer aux inégalités liées aux origines sociales.
Culture de l’élitisme
Cet actif jeunesse est-il bien géré ? Les résultats sont-ils à la hauteur de l’investissement ? « C’est une bonne question, qu’on se pose rarement en France », souligne Tom Chevalier, chargé de recherche CNRS au laboratoire Arènes, spécialiste des politiques de jeunesse en Europe.
« La réponse est complexe, car il n’y a pas de véritable politique de la jeunesse dans notre pays, les investissements tiennent du mille-feuille éclaté entre plusieurs ministères : Éducation, Enseignement supérieur, Jeunesse, Sport, Logement. »
Schématiquement, il y a deux façons de promouvoir l’accès à l’autonomie des jeunes : d’abord les prestations sociales, notamment celles versées aux parents, les bourses étudiantes, les aides au logement ; ensuite, les aides à l’accès à l’emploi, via l’éducation puis la politique de l’emploi.
Plus on investit dans un grand nombre de jeunes, et plus on a un retour sur investissement important. C’est la stratégie retenue notamment dans les pays nordiques, où les inégalités scolaires sont moins présentes qu’en France. Alors que chez nous, l’objectif du système scolaire est d’abord de produire une élite, ce qui revient à ne pas investir dans une grande partie de la jeunesse.Tom Chevalier
Chargé de recherche CNRS au laboratoire Arènes, spécialiste des politiques de jeunesse en Europe
« Ces investissements permettent de développer le capital humain et ils sont rentables s’ils permettent de donner accès à de meilleurs emplois, et à une meilleure productivité, poursuit Tom Chevalier. Dans cette logique, plus on investit dans un grand nombre de jeunes, et plus on a un retour sur investissement important. C’est la stratégie retenue notamment dans les pays nordiques, où les inégalités scolaires sont moins présentes qu’en France. Alors que chez nous, l’objectif du système scolaire est d’abord de produire une élite, ce qui revient à ne pas investir dans une grande partie de la jeunesse. »
Légende graphique : Entre 1990 et 2019, les dépenses ont davantage augmenté pour les élèves du premier degré (+22%) que pour les collégiens ou lycéens (+4%). Dans le supérieur, sur la même période, 950 euros supplémentaires ont été dépensés pour chaque étudiant(e) en université alors que 680 euros ont été retirés de la cagnotte des élèves de prépa, qui conservent une avance de 5600 euros.
Source: Repères et références statistiques 2021, ministère de l’Éducation nationale et Insee
"Niveau d'activité bas"
Côté Éducation nationale, les investissements sont donc rentables, mais uniquement pour ceux des jeunes qui réussissent à décrocher un diplôme, qu’il s’agisse d’un CAP ou d’un doctorat. Preuve que ces investissements portent leurs fruits, en moins de 20 ans la proportion de jeunes sortis sans qualification du système scolaire est passée de 28 % à 13 %, selon l’Insee.
À l’inverse, les jeunes Français continuent d’avoir un niveau d’activité professionnelle très bas : selon les dernières statistiques de l’OCDE, seuls 28,4 % des 15-24 ans sont en emploi contre 42,3 % pour la moyenne des pays de l’OCDE, et plus de 56 % dans le top 6 constitué par l’Islande, les Pays-Bas, la Suisse, l’Australie, le Danemark et la Nouvelle-Zélande.
20%
C'est le taux de pauvreté chez les jeunes entre 18-29 ans, contre 14% pour l'ensemble de la population.
L’une des conséquences de ce faible taux d’emploi est un taux de pauvreté élevé : près de 20 % des 18-29 ans sont pauvres contre 14 % pour l’ensemble de la population.
« Il y a un sous-investissement social dans la jeunesse », analyse Antoine Dulin, vice-président du CESE et président de la Commission insertion des jeunes du Conseil d’orientation des politiques de jeunesse. « On investit beaucoup plus dans les étudiants que dans les autres jeunes, c’est un choix dogmatique, qui a des conséquences économiques. »
Coût d’un décrochage : 230 000 euros
Ainsi, selon une étude du Service d’information du gouvernement (SIG) de 2016, le coût du décrochage d’un jeune, avec toutes ses conséquences (chômage, pauvreté, marginalisation) est estimé à 230 000 euros…
Pire, comme l’explique Antoine Dulin, « ce manque d’investissement à destination des jeunes les plus fragiles contribue à la dégradation du lien de confiance en notre système de solidarité intergénérationnelle. La logique du “on reçoit selon ses besoins, on cotise selon ce que l’on a” est malmenée. À terme, ces jeunes auront du mal à accepter de payer des impôts ou de cotiser pour les retraites ».
« Non, cette génération n’est pas sacrifiée »
Selon l’enquête CoviPrev de Santé publique France de mars 2021, la part des 18-24 ans déclarant un état dépressif a été multipliée par cinq en six mois, passant de 5,9 % en août 2020 à 31,5 % en février 2021.
Alors qu’à la fin de l’été, les plus jeunes étaient aussi les moins déprimés de toutes les classes d’âge, ils sont désormais les plus touchés.
En cause : l’isolement, les problèmes financiers, les projets d’orientation mis à mal, la démotivation qu’entraînent les cours en distanciel, la difficulté à trouver un stage ou un premier emploi…
Pour autant, pas question d’évoquer une « génération sacrifiée », selon le psychanalyste Jean-François Rouzières : « Une situation aiguë telle que celle que nous traversons depuis un an peut renforcer des problèmes psychologiques déjà présents, comme la tendance au repli sur soi. De même, les relations sociales, les rencontres, l’altérité, comptent autant dans la construction des ados et des jeunes adultes que leurs études, et ils en sont privés depuis des mois. Mais je récuse le discours catastrophiste ambiant. Tous les jeunes diplômés de 2020 et 2021 ne sont pas en stress post-traumatique !
En revanche, nous allons avoir collectivement un rôle à jouer pour les aider à s’insérer et à trouver un travail. Toutes proportions gardées, nous sommes un peu dans la même situation qu’après la guerre, avec des pans de l’économie plus touchés que d’autres ; c’est toute la société qui doit se mobiliser pour aider la jeunesse à réussir son insertion professionnelle. À défaut, nous risquerions d’avoir plus de jeunes qui vont décompenser, perdre confiance en l’autre ou développer des troubles du comportement dans la durée. »
Parce que la pandémie a accéléré cette prise de conscience, le gouvernement a décidé, comme d’autres avant lui, de miser sur les aides à l’embauche des jeunes, notamment en apprentissage. Avec succès, puisqu’en 2020, les signatures de contrats d’apprentissage ont bondi de plus de 40 %.
Efficace pour garantir une bonne insertion des jeunes ? Pas selon Sigrid Girardin, cosecrétaire générale du Snuep-FSU, un syndicat de l’enseignement professionnel : « Ces jeunes apprentis constituent une main-d’œuvre à moindre coût pour les entreprises, souvent dans des métiers de première ligne, mais c’est de l’argent mal investi, car 28 % de ces contrats seront rompus avant la fin, ce qui signifie que ces jeunes n’auront pas leur diplôme. Or, la meilleure arme des jeunes contre le chômage, c’est le diplôme. »
Effectivement, année après année, les taux de rupture des contrats d’apprentissage restent élevés, grimpant à 36 % pour les CAP et les bacs pros et même plus de 50 % pour certains secteurs, comme l’hôtellerie-restauration (et ce, avant même la crise sanitaire).
Le trou noir de l’orientation
Or après une rupture de contrat, la reprise d’études est compliquée. Selon Sigrid Girardin, pour assurer une meilleure insertion professionnelle de ces jeunes, il faudrait davantage financer l’enseignement professionnel, « car nos taux d’accès au diplôme sont supérieurs de 10 %, toutes filières confondues, à ceux des écoles des entreprises et des CFA, qui forment les apprentis avec beaucoup moins d’heures de cours ».
Le diplôme en vaut toujours la chandelle
À rebours d’une idée répandue, le diplôme continue d’être la meilleure parade contre le chômage, car plus le diplôme est élevé, plus le risque de chômage baisse. Ainsi, alors qu’en 1987 le taux de chômage des non diplômés était de 11,6 %, contre 5 % pour les titulaires d’un bac +2 et plus, il est désormais de 18 %, contre toujours 5 % pour les diplômés du supérieur.
Autre statistique complètement contre-intuitive délivrée par une étude de l’Observatoire des inégalités : c’est au milieu des années 1990 que le taux de chômage des plus diplômés a le plus culminé, à hauteur de 8 %. Depuis, il n’a cessé de baisser.
Mais alors comment aider toute la jeunesse, et pas seulement la plus favorisée socialement ou scolairement ? « Une solution intéressante serait d’investir davantage dans la formation continue à destination des jeunes, souligne Tom Chevalier, à l’image des écoles de la deuxième chance dans les pays scandinaves. Mais nous en sommes loin en France, où la formation professionnelle bénéficie en priorité aux cadres déjà expérimentés. »
Source : OCDE (données 2015)
Pour Jean-François Fiorina, directeur adjoint de Grenoble École de management, il faudrait ouvrir le chantier de l’orientation : « C’est un trou noir en France. On a du mal à faire le lien entre les métiers et les formations, il y a une hiérarchie des métiers et beaucoup trop de stéréotypes chez un certain nombre d’enseignants, qui sont pourtant devenus, avec la réforme du bac, les premiers conseillers en orientation des élèves. »
Ouverture du RSA
La crise actuelle a également contribué à relancer le débat sur l’ouverture du RSA aux moins de 25 ans. Il existe bien un RSA jeune actif pour les 18-24 ans, mais celui-ci est conditionné à des critères qui ne sont pas attendus pour accéder au « vrai » RSA – pour avoir droit au RSA jeune, le demandeur doit en effet avoir travaillé au moins deux ans dans les trois ans qui précèdent sa demande. « Toutes les décisions prises depuis des années en matière d’investissement dans la jeunesse sont des réponses conjoncturelles, mais pas structurelles », résume Antoine Dulin.
Source : Chiffres clés de la jeunesse 2019, INJEP
« Les pays dont la croissance est portée par l’exportation, comme l’Allemagne, sont obligés de miser sur la qualité et donc une main-d’œuvre qualifiée, ce qui encourage l’investissement dans le capital humain, et dans les jeunes, explique encore Tom Chevalier. À l’inverse, la France, dont la croissance repose davantage sur la demande intérieure, ressent moins la nécessité de se placer sur des secteurs à haute valeur ajoutée, elle investit donc moins dans la formation et moins dans ses jeunes. Plutôt que de les faire monter en compétence, on va descendre le niveau des emplois proposés, comme avec les emplois aidés ».
C’est le paradoxe d’une société qui survalorise la jeunesse comme qualité suprême, mais ne sait pas accompagner ses jeunes vers l’autonomie.
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