Après deux journées de réunions avec les industriels et les représentants de la grande distribution, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a promis jeudi 31 août de bloquer les prix de 5.000 produits alimentaires. Pour y parvenir, il a annoncé avancer le calendrier des négociations commerciales, qui fixent les prix d’achats des produits vendus le reste de l’année en grande surface, afin d’obtenir des baisses de prix dès le mois de janvier 2024.
« Ne pas manger, c’est compliqué »
Mais pendant que le ministère de l’Économie pointe du doigt les industriels qui tentent de conserver leurs marges, l’inflation alimentaire continue de galoper à 11,1% au mois d’août 2023 par rapport à l’année précédente selon l’Insee. Faut-il laisser aux grandes entreprises alimentaires le rôle de réduire l’inflation ou bien avoir recours au blocage des prix de certains biens de première nécessité – comme les pâtes, l’huile ou la farine ?
« La question se pose », reconnait Virginie Monvoisin, enseignant-chercheur à Grenoble École de Management (GEM). « On est sur des biens qui répondent à des besoins physiologiques. Ne pas manger, c’est compliqué », souligne l’économiste, qui rappelle que l’inflation a déjà modifié les habitudes de consommation alimentaire des Français. En 2020, l’alimentation représentait le deuxième poste de dépenses derrière le logement pour les ménages les plus modestes, précise l’Insee.
Évoqué par Jean-Luc Mélenchon dans son programme pour l’élection présidentielle de 2022, le blocage des prix de certains produits a été utilisé à plusieurs reprises durant les dernières décennies lors d’épisodes inflationnistes, notamment liés à des « crises militaires », remarque Michel-Pierre Chélini, spécialiste de l’histoire des prix et des salaires.
C’est à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale que l’État abandonne peu à peu les politiques de contrôle des prix pour se mouler dans le système européen. « On est dans un encadrement plus que dans un contrôle. Désormais c’est la concurrence qui va stabiliser les prix », note l’historien.
Un risque de pénurie ?
Aujourd’hui, l’article L410-2 du Code du commerce autorise le gouvernement à agir par décret « en situation de crise » contre « des hausses ou des baisses excessives de prix » pour une durée maximale de six mois. Ce dispositif a notamment permis d’encadrer les prix de vente des masques et du gel hydroalcoolique durant la crise sanitaire liée au Covid-19, ou plus récemment de geler le prix de l’eau en bouteille sur le territoire de Mayotte. « On conserve des issues de secours en cas de situation exceptionnelle », ajoute Michel-Pierre Chélini.
Le blocage des prix, s’il permet à court terme de préserver le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes, est pourtant loin de faire l’unanimité tant dans la classe politique que chez les économistes. « C’est une mesure qui permet de lutter contre l’inflation mais qui engendre certains effets pervers », note Sylvain Bersinger, chef économiste pour le cabinet de conseil Astarès. En témoigne le cas de la Hongrie, où le gel des prix de certains produits alimentaires décidé en début d’année par le Premier ministre Viktor Orban a contribué à accélérer l’inflation. « Il y a eu un effet de rattrapage : les distributeurs ont rattrapé les prix bloqués en augmentant le prix d’autres produits », ajoute le chercheur.
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À plus long terme, un blocage des prix trop bas risque de décourager les entreprises de produire et de conduire « à une pénurie », comme l’a affirmé Bruno Le Maire. « C’était le cas en URSS. Les prix étaient officiellement bloqués, mais les gens payaient plus cher en faisant la queue plus longtemps », explique Sylvain Bersinger. Au passage, « dans le blocage des prix, on bloque aussi le prix du travail, c’est-à-dire les salaires », avertit l’économiste.
« Moins dépendre des marchés étrangers »
« Il faut assurer une compensation », abonde Philippe Moati, spécialiste de la grande distribution et cofondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco). Pour ce dernier, les mesures d’encadrement des prix ne fonctionnent que si l’État met la main au portefeuille. Ce qui a été le cas lors des différentes boucliers tarifaires pour le gaz, l’électricité ou l’essence mis en place ces dernières années. « L’État en a pris une partie à sa charge pour éviter de pénaliser les ménages précaires. Mais il faut bien que quelqu’un paye au final. Et si ce n’est pas le consommateur, ce sera la contribuable », poursuit l’économiste.
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« Le blocage des prix n’est pas un remède magique quand on a des tensions sur les marchés internationaux », estime pour sa part Henri Sterdyniak, membre des Économistes atterrés et spécialiste de l’économie internationale. Pour ce dernier, si l’État peut faire pression sur les producteurs pour qu’ils réduisent leurs marges, « la solution miracle à moyen terme, c’est de moins dépendre des marchés étrangers, de développer les énergies renouvelables et le nucléaire pour importer moins de pétrole et de gaz. Et de maintenir une agriculture en France. »
« C’est une question politique, économique et sociale, résume Virginie Monvoisin. On a vécu plus de trente ans sans inflation, on a un peu oublié les moyens à notre disposition. » Et de rappeler que les prix de plusieurs produits sont déjà bloqués ou encadrés, comme les livres ou les loyers. « Tout le monde trouve ça normal, ça ne choque personne », fustige-t-elle. Face aux risques d’instabilité créé par la hausse des prix alimentaires, « il va devenir urgent de repenser les prix de l’alimentation », estime Virginie Monvoisin. « Est-ce qu’on veut laisser faire le marché absolument ? »