« La théorie monétaire moderne ne rase pas gratis. Il y a des limites très réelles qu’il faut repérer – et respecter –, faute de quoi on pourrait courir au désastre ». L’avertissement est consigné à la page 51 du livre de Stephanie Kelton, Le mythe du déficit (2020, traduit en français en 2021).
La cheffe de file de la théorie monétaire moderne (TMM ou MMT en anglais) y met en garde contre ce qui constitue, selon elle, le seul obstacle à la mise en œuvre de la politique économique radicale qu’elle préconise : l’inflation.
Pour prendre la mesure de cet obstacle, il faut rappeler les fondements de la MMT. Formalisé dans les années 1990 par l’économiste australien Bill Mitchell, ce projet de politique économique repose sur deux idées-forces : faire de l’État l’employeur en dernier ressort et mettre la politique monétaire au service de la politique budgétaire.
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La première mesure consiste à fournir un emploi à toutes les personnes qui souhaitent en occuper un sans parvenir à en trouver, ce que Pavlina Tcherneva (2021) appelle la « garantie universelle de l’emploi ».
Concrètement, en cas de retournement de cycle et de montée du chômage, l’État fournirait des emplois transitoires assortis de formations, un dispositif finalement pas si éloigné des emplois aidés créés par plusieurs gouvernements français par le passé.
Pour financer cette « garantie universelle de l’emploi » et d’ambitieuses mesures de transition écologique, les tenants de la MMT préconisent également le creusement d’importants déficits publics financés par création monétaire, ce qui constitue le second pilier de leur programme.
Les États contraindraient les banques centrales à racheter les titres de dette qu’ils émettent, ces rachats ayant pour contrepartie l’émission de grandes quantités de monnaie dans l’économie réelle.
Les États-membres de la zone euro ne disposent pas de la souveraineté monétaire nécessaire à la mise en œuvre de cette politique, la Banque centrale européenne étant pleinement indépendante et son mandat étant réduit au contrôle de la stabilité des prix.
Mais, de fait, cette partie du programme de la MMT pourrait être appliquée par des pays comme les États-Unis, le Japon ou la Grande-Bretagne, lesquels s’endettent dans leurs monnaies nationales et font d’ores et déjà racheter une partie de leurs obligations par leurs banques centrales respectives.
L’inflation comme symptôme et contrainte
Toute partisane de la dépense publique qu’elle soit, la MMT défend-elle pour autant une fuite en avant des déficits et une création monétaire débridée ? À longueur d’interview, S. Kelton se bat contre cette idée-reçue. Interrogée sur l’existence de limites au déploiement de sa théorie, elle déclare dans Dissent, la revue phare de l’aile gauche du parti démocrate : « Oui, il y a des limites (…) La limite, c’est l’impact de la dépense publique. Pas la dépense elle-même, pas non plus le déficit – la limite, c’est l’inflation. C’est un point central dans la MMT ».
Dans son livre, S. Kelton présente l’inflation à la fois comme un symptôme et un obstacle. Une forte hausse générale des prix est le symptôme d’une surchauffe de l’économie sous l’effet d’une stimulation mal calibrée de la demande par l’État.
Mais l’existence de l’inflation est également un obstacle à l’application des principes de la MMT car l’injection de grandes quantités de liquidités sous l’effet du rachat des titres de dette par la banque centrale est de nature à aggraver l’inflation voire à déclencher une spirale inflationniste.
Spirale inflationniste
Cercle vicieux où l'inflation s'amplifie sous l'effet d'un enchaînement entre l'augmentation des prix et celle des salaires (d'où son autre nom de spirale « prix-salaires »). En effet, si les salariés demandent une revalorisation de leurs salaires, les profits des entreprises vont diminuer, ce qui va les inciter à augmenter le prix de leurs produits (on répercute les hausses de salaire).
L’économie américaine en surchauffe
Les conditions pour une mise en œuvre de la MMT aux États-Unis ne semblent donc pas réunies. Car l’économie américaine a enregistré en octobre dernier une inflation de 6,2%, un niveau jamais atteint depuis novembre 1990. Plus inquiétant encore, si la hausse des prix est bien alimentée pour partie par la flambée des cours des énergies, l’inflation américaine sous-jacente a été mesurée à 4,6%, un record depuis plus de trente ans là encore.
Inflation sous-jacente
L’inflation sous-jacente est la tendance de fond de l’évolution du niveau des prix. L’indice utilisé pour la mesurer n’intègre pas les prix soumis à intervention de l’État (notamment le tabac) ni les prix volatils comme ceux de l’énergie ou des matières premières agricoles.
La MMT a été popularisée à une époque où les économies des pays développés évoluaient dans un environnement « à taux zéro » (Revue d’économie financière, 2016), c’est-à-dire où les taux de croissance, d’inflation et d’intérêt étaient très faibles voire nuls. Outre-Atlantique, ces temps semblent révolus, et la MMT paraît inadaptée à ce contexte inflationniste.
Des Bidenomics plus keynésiens qu’inspirés par la MMT
Pour autant, il serait injuste de la rendre responsable de la montée actuelle de l’inflation américaine.
D’abord parce que les bidenomics, les principes de la politique économique du président américain, relèvent bien davantage des traditionnelles recettes keynésiennes que des préconisations de la MMT.
Si celle-ci recueille de nombreux suffrages parmi les militants et sympathisants démocrates, Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez sont les seuls leaders du parti à s’en être officiellement revendiqués.
De l’American Rescue Plan, le plan de relance de 1 900 milliards de dollars initié au printemps 2021, aux récents 1 200 milliards de dollars débloqués pour améliorer les infrastructures du pays, Joe Biden paraît renouer avec les méthodes du New Deal de Franklin Delano Roosevelt et se tenir à distance des options plus radicales des tenants de la MMT.
New Deal
Nom donné par le président des États-Unis Franklin Delano Roosevelt à sa politique mise en place pour lutter contre les effets de la Grande Dépression aux États-Unis, en crise profonde depuis le krach de 1929. Ce programme s'est déroulé entre 1934 et 1938 et se compose de plusieurs volets économiques : lois de réforme des banques, programmes d'assistance sociale d'urgence, programmes d'aide par le travail...
Depuis 2010, la Réserve fédérale a certes racheté à tour de bras des T-bonds, les bons du Trésor américain, jusqu’à détenir environ un quart de la dette de l’État fédéral aujourd’hui. Mais, là encore, la MMT n’y est pas pour grand-chose.
La Fed avait débuté ce programme de rachat bien avant la popularisation de cette théorie et le patron actuel de l’institution, Jerome Powell, n’a jamais caché le peu d’estime qu’il porte à la MMT. Associer cette théorie au regain de l’inflation américaine serait d’autant plus malvenu qu’il existe un consensus parmi les économistes pour reconnaître que cette hausse générale des prix outre-Atlantique a un fondement réel plutôt que monétaire.
Bien davantage que la création monétaire, les goulets d’étranglement (dans le transport maritime, sur les semi-conducteurs, etc.), la flambée des cours des matières premières sous l’effet de la reprise mondiale, le manque de main d’œuvre dans certains secteurs et le report de la consommation de services vers les biens du fait de l’essor du télétravail constituent quelques-uns des facteurs qui alimentent l’inflation américaine.
Nombreux sont même les économistes qui, à l’image de Patrick Artus, estiment que la corrélation entre croissance de l’offre de monnaie et l’inflation a tout bonnement disparu. Ni responsable, ni coupable des tensions actuelles sur les prix, la MMT n’en paraît pas moins inadaptée au contexte macroéconomique américain marqué par ce retour d’une inflation soutenue.
Les références des travaux académiques ou assimilés cités dans l’article par ordre d’apparition :
Stephanie Kelton, Le mythe du déficit public (2021)
Pavlina Tcherneva, La garantie d’emploi (2021)
Xavier Ragot, « La théorie moderne de la monnaie est-elle utile ? », Blog de l’OFCE, 29 avril 2021
« L’économie à taux zéro », Revue d’économie financière (2016)
Fipaddict, « Inflation : l’Europe n’est pas l’Amérique », 14 novembre 2021
Patrick Artus, « La crise de la Covid fait apparaître de l’inflation, mais pas par le mécanisme attendu », Flash Économie, 12 novembre 2021
Les questions au programme de SES au lycée dont des notions ou des mécanismes sont abordés dans cet article :
Première : « Qu’est-ce que la monnaie et comment est-elle créée ? » et « Comment les agents économiques se financent-ils ? »
Terminale : « Comment expliquer les crises financières et réguler le système financier ? » et « Quelles politiques économiques dans le cadre européen ? »