Depuis quelques mois, l’inflation ralentit aux Etats-Unis. Ce résultat s’explique par l’effet combiné de quatre facteurs : la baisse du prix de l’énergie ; la résorption des « goulets d’étranglements » (matières premières, microprocesseurs…) qui ralentissaient l’offre au moment où la demande post-COVID augmentait ; la fin des plans budgétaires anti-COVID qui a quasiment réduit de moitié le déficit public de l’Etat fédéral ; enfin, la politique monétaire restrictive de la Fed qui, par la remontée de ses taux, cherche résolument à combattre l’inflation.
Au même moment, en ce début d’année 2023, l’économie américaine présente un taux de chômage de 3,4 %, soit son niveau le plus bas depuis plus de 50 ans. Ainsi, aux Etats-Unis, le plein-emploi se combine avec une inflation qui recule. Une situation macro-économique qui remet en cause la Courbe de Phillips.
Cette courbe qui, porte le nom de son créateur, l’économiste néo-zélandais Alban Phillips, établit initialement qu’il existe une relation négative entre le taux de croissance des salaires nominaux et le taux de chômage d’une économie. C’est en s’appuyant sur une étude empirique de l’économie britannique entre 1861 et 1957, que Phillips découvre cette corrélation négative dont il rend compte dans un article de 1958.

De la difficulté de combiner chômage faible et inflation faible
Mais ce n’est pas sous cette forme que la Courbe de Phillips va se diffuser. En 1960, Robert Solow et Paul Samuelson montrent que la relation de Phillips s’applique à l’économie américaine, déterminant qu’il existe un taux de chômage (de 2,5 %) qui s’accompagne de la stabilité des prix.
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Il existerait donc une relation négative entre le taux de chômage et le taux d’inflation d’une économie. C’est sous cette forme que la Courbe de Phillips est généralement étudiée : plus les prix augmentent, moins le taux de chômage est élevé ; et inversement. En termes de politique économique, l’État devrait donc arbitrer entre la stabilité des prix et le taux de chômage. Un « cruel dilemme », commentent Solow et Samuelson.
Cette courbe de Phillips se vérifie globalement dans les pays développés à économie de marché (PEDM) au cours des Trente glorieuses (1945-1975). Une façon relativement simple de l’expliquer tient au rapport de force qui existe dans une économie capitaliste entre les entrepreneurs et les salariés. En période d’expansion économique, le taux de chômage diminue, ce qui place les entreprises en concurrence pour garder ou attirer les salariés (devenus plus « rares »).
Aussi, les syndicats se trouvent en position de force pour demander (et obtenir) des hausses de salaires. Les entreprises voient donc leurs coûts s’accroître, ce qui se répercute sur les prix de leur biens et services (par exemple, pour conserver un même niveau de profit). À l’inverse, lorsque le taux de chômage s’élève, cela amoindrit le pouvoir de négociation des syndicats, ce qui se traduit par un recul de l’inflation.
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Rapports de force sur le marché du travail
Une autre façon de comprendre la Courbe de Phillips est de mobiliser les politiques macroéconomiques (politiques budgétaire et monétaire). En phase de croissance économique, le taux de chômage diminue mais cela stimule l’inflation (la demande globale est supérieure à l’offre globale). Les autorités mettent en oeuvre des politiques conjoncturelles de rigueur (réduction des déficits publics et/ou hausse des taux d’intérêt directeur de la banque centrale), ce qui réduit l’inflation mais pénalise la croissance économique, si bien que le taux de chômage augmente.
Les autorités doivent alors mener des politiques macroéconomiques de relance, obtenant la baisse du chômage, mais au prix d’une augmentation de l’inflation. Ces politiques dites de « stop and go » (ou contra-cycliques) sont caractéristiques des Trente glorieuses, une période où dominent les idées keynésiennes.
Il n’est alors pas possible d’avoir, en même temps, plein-emploi et stabilité des prix. Alors que le chômage commençait à s’affirmer nettement au début des années 1970, le Président Georges Pompidou accepte le danger inflationniste pour le combattre : « mieux vaut l’inflation que le chômage » répond-t-il à ses collaborateurs.
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Friedman et les anticipations des agents
En revanche, peu après, la courbe de Phillips ne se vérifie plus, en particulier après le premier choc pétrolier de 1973. Les économies développées entrent alors dans une période de stagflation : la stagnation économique et la montée du chômage s’accompagnent d’une forte inflation. Les politiques de relance deviennent inefficaces.
Dès 1968, Milton Friedman avait proposé une explication théorique de ces échecs : les agents économiques sont capables d’anticipations adaptatives. Le mécanisme est le suivant : en présence de chômage, les autorités s’appuient sur une politique de relance pour tenter de le diminuer ; dans un premier temps, les agents économiques augmentent leur niveau de demande, ce qui réduit le chômage mais augmente aussi l’inflation ; mais lorsque les agents économiques comprennent qu’ils sont victimes d’une « illusion monétaires » (par exemple, les ménages se rendent comptent que leur pouvoir d’achat s’abaisse en raison de l’inflation), ils vont adapter leur comportement économique : les salariés vont réclamer (et obtenir) des hausses de salaire pour compenser la hausse des prix, ce qui va conduire à une baisse de la demande de travail (les entreprises n’embauchent plus) et une hausse de l’offre de travail (attirés par le niveau des salaires, les actifs sont plus nombreux) : il en résulte donc une hausse du chômage qui ramène l’économie à son point de départ, l’inflation en plus !
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Ainsi, selon Milton Friedman, non seulement une politique de relance est inefficace pour combattre le chômage mais elle génère une hausse des prix. Avec la stagflation, les idées de Friedman supplantent celles de Keynes et la courbe de Phillips perd en audience.
Avec l'hyper-mondialisation, plus de validité empirique
De fait, la courbe de Phillips ne se vérifie plus dans la deuxième partie des années 1970 mais également dans les périodes suivantes. Du début des années 1990 à la crise de 2007-2008, les États-Unis sont plongés dans la « grande modération » : l’économie américaine parvient à se rapprocher du plein-emploi sans connaitre de véritables tensions inflationnistes (ce qui invalide la relation de Phillips). Même si le phénomène est moins prononcé en Europe, on retrouve les mêmes tendances.
Les explications sont nombreuses : l’hyperglobalisation (la concurrence des pays émergents) et la fragmentation internationale de la chaine de valeur réduisent les prix ; le marché du travail est flexibilisé pour gagner en compétitivité-prix ; des évolutions qui réduisent considérablement le pouvoir de négociation des syndicats.
Ainsi, contrairement à ce qui se passait pendant les Trente glorieuses, le partage de la valeur ajoutée est beaucoup moins favorable au travail (les salaires n’augmentent pas). Dans le même temps, la financiarisation de l’économie réduit la demande globale (les entreprises investissent moins de façon à privilégier les dividendes à court terme) – ce qui est d’ailleurs l’une des explications de la crise financière.
Au lendemain de la crise de 2007-2008, lorsque la « grande récession » est absorbée, de nombreuses économies développées tendent à nouveau vers le plein-emploi (Etats-Unis, Allemagne, Danemark…) sans connaitre de véritables tensions inflationnistes.
Jusqu’à la crise du COVID et la guerre russo-ukrainienne. Au fond, la situation actuelle de l’économie américaine marque donc plutôt un retour à la « normale » : la courbe de Phillips semble largement obsolète.