
Non, les inégalités scolaires se renforcent
Pierre Merle est sociologue, professeur émérite à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation de Bretagne. Il est l'auteur de La Démocratisation de l’enseignement (éd. de La Découverte, 2017). (À gauche sur la photo)
L’école française se caractérise par une forte massification. La proportion d’une génération à obtenir le baccalauréat est passée de 29,4 % à 62,7 % entre 1985 et 1995, soit plus qu’un doublement du taux d’accès au bac en seulement 10 ans.
En 2020, cette proportion est de 80 %. Une telle massification est également observée dans l’enseignement supérieur. A-t-elle pour autant permis aux enfants des catégories populaires d’être moins sous-représentés parmi les diplômés du secondaire et du supérieur ?
Mécaniquement, le doublement du taux d’accès au bac, de 1985 à 1995, a augmenté la proportion des enfants des catégories populaires parmi les bacheliers. Cette analyse est toutefois trompeuse, car les baccalauréats professionnels, technologiques et généraux n’offrent pas les mêmes possibilités de poursuite des études et d’insertion professionnelle.
Certes, au cours de cette décennie, le nombre de bacheliers scientifiques a augmenté. Mais parmi ceux-ci, la proportion d’enfants d’origine populaire est restée stable. Elle a en réalité légèrement baissé.
En 2020, le constat est globalement le même : 33 % des bacheliers scientifiques sont d’origine populaire alors que ces catégories représentent 46 % des actifs et demeurent, de façon constante, sous-représentées dans la série scientifique.
La massification de l’accès au bac s’est réalisée grâce au développement des bacs pros au recrutement largement populaire, mais n’a pas permis une réelle démocratisation de l’accès à la série S, la plus recherchée.
Plus une formation de l’enseignement supérieur est sélective et prestigieuse, plus la proportion d’élèves d’origine populaire est faible, plus celle d’élèves d’origine aisée est élevée et stable.
Pierre MerleLe même constat vaut pour l’enseignement supérieur. Dans les filières les plus sélectives, par exemple en médecine, la proportion d’enfants de catégories aisées progresse légèrement.
Plus globalement, dans l’enseignement supérieur, à l’exception des filières où les perspectives d’emploi et de rémunération sont limitées et qui se sont ouvertes socialement, le recrutement social est stable.
L’évolution de celui-ci dans les grandes écoles est le meilleur exemple de l’absence de lien entre massification et démocratisation. Plus une formation de l’enseignement supérieur est sélective et prestigieuse, plus la proportion d’élèves d’origine populaire est faible, plus celle d’élèves d’origine aisée est élevée et stable.
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En 2018, les Écoles normales supérieures (ENS) scolarisent 62,5 % d’enfants des catégories aisées et 2,3 % d’enfants d’ouvriers. Le recrutement à l’ENA est quasi identique. De même, dans aucun des Instituts d’études politiques (IEP), la part des enfants d’ouvriers ne dépasse 4 % des inscrits malgré les politiques d’ouverture sociale mises en œuvre.
Un rapport de janvier 2021 de l’Institut d’études politiques portant sur l’ensemble des grandes écoles (ENA, ENS, Polytechnique, HEC, ENSAE…) confirme l’absence d’ouverture sociale. Reconnaissons tout de même que, dans l’enseignement secondaire, la massification produit des effets socio-économiques bénéfiques.
La quasi-disparition des BEP au profit des bacs professionnels permet une amélioration de la productivité et, pour les meilleurs élèves, une poursuite de leurs études dans des formations supérieures courtes.
Mais cette massification n’a pas entraîné une démocratisation. L’école française demeure la championne d’Europe des inégalités scolaires.
Non, mais elle garantit la stabilité sociale
Alessia Lo Porto Lefébure est sociologue spécialiste des systèmes d’enseignement supérieur dans le monde, membre de l’UMR Arènes et du Centre de sociologie des organisations, directrice adjointe de l’École des hautes études en santé publique (EHESP), en charge des études. (À droite sur la photo)
Si démocratiser c’est « permettre au plus grand nombre d’accéder à », alors oui, massifier, c’est démocratiser. La massification de l’accès à l’enseignement supérieur est un phénomène mondial qui se produit dans différents pays à des époques différentes.
Ce sont les évolutions sociales, démographiques et économiques qui rendent nécessaire l’accroissement des capacités d’accueil des universités. Si cette massification se produit en France dès les années 1960, elle arrive par exemple en Chine beaucoup plus tardivement, à partir des années 90, avec un taux brut de scolarisation dans le supérieur qui passe en 20 ans de 4 % à 51 %.
La massification répond à plusieurs besoins, le plus important étant d’ordre politique, quel que soit le régime. Il s’agit en effet de répondre aux aspirations des citoyens qui, avec l’amélioration de leur niveau de vie, souhaitent offrir des perspectives d’ascension sociale à leurs enfants.
Quand cette demande n’est pas satisfaite du fait d’un accès trop sélectif aux études supérieures, les gouvernements sont confrontés à un fort mécontentement de la part de l’opinion publique pouvant provoquer de l’instabilité politique et, partant, compromettre les ambitions de développement économique.
Toutefois, la frustration des diplômés qui, en dépit de leurs études, n’accèdent pas à des postes valorisants et s’estiment sous-employés a un coût politique moindre par rapport à la frustration collective qui provoquerait un système perçu comme fermé.
Alessia Lo Porto LefébureLa massification est donc une politique de prévention face au risque de mécontentement. Certes, le fait qu’une part importante de la population soit diplômée ne crée pas automatiquement davantage de possibilités d’emploi en adéquation avec les diplômes obtenus.
Il n’y a aucune corrélation entre les besoins des employeurs et le nombre de diplômés. Toutefois, la frustration des diplômés qui, en dépit de leurs études, n’accèdent pas à des postes valorisants et s’estiment sous-employés a un coût politique moindre par rapport à la frustration collective qui provoquerait un système perçu comme fermé.
Bien sûr, massifier ne rend pas l’enseignement supérieur égalitaire ni ne réduit les inégalités sociales. La massification coexiste souvent avec la sélectivité et l’élitisme.
En effet, élargir la base de recrutement dans le supérieur n’implique pas que tout le monde aura droit à la même offre de formation. Dès lors qu’une filière se « démocratise » trop, c’est-à-dire qu’elle cesse d’être sélective, elle est aussitôt délaissée par ceux et celles qui le peuvent – économiquement, linguistiquement, culturellement – au profit de filières sélectives, notamment à l’étranger, qui auront toujours une valeur supérieure aux yeux des employeurs.
Le concours, généralement perçu comme méritocratique, contribue paradoxalement à l’accroissement des inégalités sociales qui déterminent déjà très en amont les parcours des individus. Ceux et celles qui le peuvent investiront des moyens pour mieux s’y préparer, avec des taux de réussite supérieurs aux autres.
En conclusion, la massification de l’accès aux diplômes du supérieur demeure une stratégie indispensable au maintien de la démocratie, puisqu’elle permet au plus grand nombre de citoyens d’acquérir le discernement et l’esprit critique nécessaires à l’exercice de leurs droits, mais elle ne suffit pas à assurer un recrutement large et ouvert des élites.
C’est la notion même d’élite qu’il faudrait réinterroger plus que ses voies d’accès.