Vous n’imaginez pas le pouvoir de la parole. La bonne nouvelle, c’est que chacun peut apprendre à bien prendre la parole. Cet article est extrait de notre hors-série, à retrouver en ligne ou en kiosque.
« Réhabiliter notre bac et lui redonner sa valeur de rite de passage. » C’est ainsi que Pierre Mathiot, directeur de Sciences Po Lille, et auteur du rapport qui a inspiré la réforme du lycée et du bac, résume l’esprit qui a guidé son travail : « Quand je me suis attaqué à mon rapport, je me suis demandé ce qui manquait dans le parcours des lycéens pour compléter la boîte à outils des compétences acquises au lycée. C’est ainsi que l’idée d’un grand oral s’est imposée. »
Avec en tête Il Colloquio italien et le « Grand O » de Sciences Po, c’est ensuite Cyril Delhay, professeur à Sciences Po Paris, qui s’est attelé à la définition des contours de cette nouvelle épreuve.
Désormais, tous les lycéens de la voie générale et de la voie technologique préparent donc un nouveau bac, avec un contrôle continu en première et en terminale et seulement cinq épreuves finales, dont le fameux Grand oral.
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Ses promoteurs ont de grandes ambitions pour cette nouvelle épreuve ; ainsi, selon Cyril Delhay, l’instauration d’une épreuve orale au bac n’est rien moins qu’une « révolution », une « réforme de société ».
Un outil qui doit permettre tout à la fois de favoriser l’égalité entre tous les jeunes, quelles que soient leurs origines familiales et sociales, mais aussi leur adaptation à l’enseignement supérieur et leur insertion professionnelle, grâce à une meilleure maîtrise de l’oral. « Dans 10 ans, nous en verrons les effets sur toute une génération », affirmait Pierre Mathiot, en 2021, à Pour l’Éco.
Légère surnotation
En attendant cette échéance, la première édition du Grand oral, qui s’est tenue en juin 2021, a surtout rapporté de très bonnes notes à beaucoup de candidats.
Si on en croit les professeurs du secondaire, qui décortiquent toujours avec beaucoup d’attention les résultats au bac de leurs élèves, les 18/20 et les 19/20 ont été nombreux lors du cru 2021. Ainsi d’Éléana, étudiante en classe préparatoire à Metz, qui a décroché un 19/20 en planchant sur la modélisation de la trajectoire d’un électron dans un champ électrique. Ou de Vincent, aujourd’hui étudiant en école de journalisme à Lille, qui a obtenu un joli 18/20 en présentant l’utilisation des images filmées lors du procès de Nuremberg.
« Il y a peut-être eu une légère surnotation liée au contexte de la crise sanitaire », explique Johann Boeuf, professeur de lettres qui forme également des enseignants au Grand oral, dans l’académie de Poitiers.
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« Les collègues ont globalement été très bienveillants et certains, qui étaient très critiques sur cette nouvelle épreuve, en sont sortis en me disant : “C’est pas mal ton truc, finalement ! J’ai appris plein de choses !”. Les jurys étant en théorie composés d’un enseignement de la spécialité du candidat et d’un enseignant “candide”, certains professeurs ont été agréablement surpris par la qualité des échanges avec les candidats. »
De même, la préparation de ce Grand oral avec les élèves a été l’occasion pour certains enseignants de donner plus de place à l’expression orale dans leurs cours.
Une très bonne chose pour Florence, professeure en spécialité histoire-géographie-sciences politiques dans l’académie de Versailles, également formatrice : « Le baccalauréat de Napoléon, c’est fini, il est temps de passer au XXIe siècle ! Cette nouvelle épreuve va contraindre ceux des professeurs qui s’appuyaient encore beaucoup sur les cours magistraux à changer leurs méthodes d’enseignement. »
Couacs et bizarreries
Voilà pour le côté face.
Côté pile, la première session de cette nouvelle épreuve, en juin 2021, a connu de nombreux accrocs… « Ça a été apocalyptique », résume Sophie Vénétitay, professeure de SES et secrétaire générale du SNES-FSU.
D’abord parce que très peu de professeurs ont été convoqués pour constituer les jurys, ce qui a fait peser sur les enseignants désignés une grosse charge de travail – six journées entières à faire passer des candidats, un rythme soutenu pas toujours compatible avec une évaluation sereine et équitable.
Autre bizarrerie, les jurys de certains lycées publics ont été constitués exclusivement de professeurs des lycées privés « concurrents » de la même zone géographique. De même, dans certains binômes, aucun des deux professeurs retenus n’enseignait les spécialités des candidats, pas idéal pour les questionner sur leurs connaissances…
« Nous avons également eu quelques cas de jurys mettant des notes très basses », relève Claire Krepper, professeure d’anglais et responsable nationale du syndicat SE-UNSA, « mais les chefs de centre ont été vigilants sur ce point ».
Au moins est-il possible d’espérer que lors de la prochaine session, en juin prochain, l’organisation du ministère de l’Éducation nationale sera plus au point.
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Plus anecdotique, certains élèves se sont étonnés après coup de la très courte durée du Grand oral : cinq minutes de présentation d’une question préparée pendant plusieurs mois, puis 10 minutes seulement d’échange avec le jury.
Enfin, la dernière partie du Grand oral – cinq minutes de présentation de son projet professionnel par le candidat – a pu désarçonner ceux qui, ayant déjà reçu des réponses négatives à leurs vœux sur Parcoursup, étaient obligés de revoir complètement leur orientation post-bac.
Machine à inégalités ?
Reste la question de fond : cette nouvelle épreuve atteint-elle son objectif de contribuer à développer les capacités d’expression orale des lycéens ?
Samir, professeur de SES à Chalon-sur-Saône, en doute : « C’est très bien de créer une nouvelle épreuve, mais il n’y a pas d’heures dédiées pour la préparer ! Donc il y a autant de façons de la préparer que de professeurs. Si les jeunes ont de la chance, ils auront une très bonne préparation, mais dans beaucoup de lycées, cela va rester de la débrouille complète, même si nous voulons bien faire. »
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Sophie Vénétitay, qui est également membre du comité de suivi de la réforme du lycée, doute elle aussi de la capacité de cette nouvelle épreuve à lutter efficacement contre les inégalités : « L’oral est très discriminant socialement. On nous demande de travailler l’expression orale tout au long de l’année, mais comment faire avec des classes de 35 élèves et un programme à boucler ? Aujourd’hui, à travers ce Grand oral, on valorise les élèves qui sont déjà très à l’aise dans leurs études et non pas ceux qui sont déjà en difficulté scolaire. »
Rendez-vous donc dans quelques années, comme le suggérait Pierre Mathiot, pour dresser le bilan. À moins que le Grand oral ne connaisse le même sort que les Travaux personnels encadrés (TPE), créés en 2010, puis disparus en 2020, remplacés par… le Grand oral.