Economie
Le risque de boucle prix-salaire justifie-t-il une modération salariale ?
Face à l’inflation, qui s’établit autour de 5 % en mai, les syndicats des travailleurs et les salariés revendiquent une augmentation générale des salaires. De l’autre côté, les syndicats patronaux, après avoir longtemps agité le drapeau de la compétitivité pour modérer le coût du travail, nous alertent quant au danger de la boucle prix-salaire.
Antoine Tirot
© Stephane AUDRAS/REA
Face à l’augmentation des prix, chiffrée à 5,2 % sur un an selon l’INSEE, le pouvoir d’achat des ménages diminue. Le salaire mensuel réel des ménages a diminué d’environ 1 % au premier trimestre 2022 selon l’INSEE.
Source : INSEE, DARES. Lecture : Le salaire nominal (salaire sans prise en compte de l’inflation, en rouge sur le graphique) ne suit pas le même le rythme que l’indice des prix (en bleu), ce qui fait diminuer le salaire réel (salaire prenant en compte l’inflation, en jaune).
Alors que les syndicats des travailleurs réclament une hausse des salaires pour faire face à l’inflation, le Mouvement des entreprises françaises (Medef) s’inquiète de la “boucle prix-salaire”.
Éco-mots
Boucle prix-salaire
Quand les salaires augmentent, il s’ensuit une hausse des coûts de production pour les entreprises qui se répercute sur les prix de vente. Face à l’inflation des biens et services à la consommation observée et anticipée, les salariés négocient une nouvelle hausse de salaire qui provoque les mêmes effets. Il y a ainsi, dans cette boucle prix-salaires, une inflation auto-entretenue.
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Emploi ou salaire, il faut choisir
Depuis les années 80, marqué par un accroissement spectaculaire de la mondialisation des échanges, l’idée s’est répandue dans l’argumentaire des économistes libéraux et des employeurs que la hausse des salaires serait néfaste pour l’emploi. La logique est simple : si on augmente les salaires, les entreprises et industries vont délocaliser dans des pays où le coût du travail sera moins cher. Les consommateurs vont acheter des produits étrangers car les produits français deviendront trop onéreux.
C’est ainsi qu’à partir de 1983 que le gouvernement socialiste français, face à une hausse des importations étrangères, décide de ne plus indexer les salaires sur l’inflation pour ne pas voir le niveau d’emploi baisser.
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Depuis les années 90, l’Allemagne a par exemple entamé une politique de modération salariale pour gagner en compétitivité et sauvegarder l’emploi. Grâce à ce choix, le pays d’outre Rhin a ainsi vu sa compétitivité-prix et ses excédents commerciaux augmenter par rapport à la France.
Éco-mots
Compétitivité-prix
Elle désigne la capacité d’une entreprise (ou d’un pays) à conserver ou à augmenter ses parts de marché malgré la concurrence. La compétitivité prix désigne la capacité d’une entreprise à tenir des prix plus bas que ceux de ses concurrents. Elle se distingue de la compétitivité hors prix, qui prend en compte d’autres paramètres (qualité, innovation, image de marque, etc).
Cependant, depuis une dizaine d’années, l’Allemagne a changé de cap. En 2015, elle a introduit un salaire minimum. Et le nouveau gouvernement de Olaf Scholz (nouveau chancelier) a décidé de mettre fin à cette période de disette pour les ménages allemands en augmentant de 25 % le salaire minimum, passant ainsi de 9,60 euros à 12 euros de l’heure. Cette hausse est prévue pour le mois d’octobre. Résultat, la différence de coût du travail entre la France et l’Allemagne n’existe plus désormais.
L’argument de la compétitivité mis à mal
Aujourd’hui, en France, seul le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) reste indexé sur l’évolution des prix, ce qui explique sa revalorisation à 1 302,64 euros net par mois le 1er mai dernier (soit une hausse de 34 euros par mois).
« Le problème c’est que les autres salaires, eux, n’augmentent pas » confie Christophe Ramaux, économiste membre des « Économistes atterrés » et maître de conférences à l’université Paris I. Ce dernier nous rappelle qu’il y a actuellement environ deux millions de personnes, soit 12 % de la population, rémunérées au SMIC, et que 55 % des salariés français gagnent moins de 1,5 fois le SMIC.
« Les libéraux mentionnent souvent qu’augmenter les bas salaires détruirait l’emploi à cause de la compétitivité internationale, cependant cet argument n’est pas solide », affirme l’économiste.
Source : France Stratégie, à partir des Enquêtes Emploi 2017-2019 (Insee)
En y regardant de plus près, la majorité des métiers payés au SMIC ne sont pas délocalisables, explique l'économiste : impossible d'importer ou exporter des assistant(e)s maternel(le)s, des caissier(e)s, des cuisinier(e)s ou encore des hommes / femmes de ménage.
De plus, les salaires des secteurs concurrentiels comme l’industrie métallurgique ou pharmaceutique sont moins exposés au salaire minimum, comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous.
Les syndicats salariés comptent bien utiliser cet argument pour mettre la pression sur les employeurs et sur Bercy.
Bruno Le Maire appelle les entreprises à augmenter les salaires
« J’invite les entreprises qui le peuvent à augmenter les salaires », a d'ailleurs annoncé fin mai le ministre de l’économie lors d’une réunion avec les organisations patronales. « La réponse à l’inflation doit être équitablement partagée […], cela ne peut reposer uniquement sur l’État », ajoute-t-il.
Les entreprises françaises, qui ont affiché des taux de marge record en 2020 et 2021, voient à la baisse leur capacité d’absorber une hausse des salaires avec l’inflation des prix de l’énergie et des matières premières.
« Il n’y aura pas de hausse de salaire uniforme, il y a 1 900 000 entreprises qui ont au moins un salarié dans notre pays. C’est à peu près 20 millions d’actifs. Vous aurez autant de situations que d’entreprises différentes » rétorque le président de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) François Asselin au micro de France Info. Il ajoute que « lorsque vous êtes sur un modèle économique florissant et que vous avez de la marge, vous pouvez partager la valeur d’une façon beaucoup plus aisée que lorsque vous êtes sur un marché où vous n’avez quasiment pas de marge ».
« La situation financière des entreprises est très hétérogène », explique Philippe Martin, président délégué du Conseil d’analyse économique (CAE) et professeur d’économie à Sciences Po Paris, sur le plateau de BFM Business. « La bonne santé des entreprises est plutôt positive pour les PME, TPE, cependant des secteurs comme l’industrie ou les transports demeurent encore fragiles ».
Selon les organisations patronales, une hausse générale des salaires aura comme effet direct l’augmentation des coûts de production, ce qui va se répercuter sur les prix, et risque de déclencher la dangereuse boucle prix-salaire. Il est préférable, selon eux, de soutenir le pouvoir d’achat des ménages avec des mesures ponctuelles comme la prime “Macron”, ou en défiscalisant les cotisations patronales sur les heures supplémentaires.
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Prime Macron
Prime exceptionnelle exonérée d’impôts et de charges réservée à ceux qui gagnent moins de trois fois le Smic. Elle est plafonnée à 1000 euros, ou 2000 euros.
Le risque d’une boucle prix-salaire bien présent
Une augmentation du SMIC entraîne « forcément plus ou moins vite une hausse de salaire à ceux qui sont proches du SMIC », affirme François Ecalle, économiste et professeur d’économie à l’université Panthéon Sorbonne. « Les branches sont obligées de monter l’ensemble de la grille salariale et provoquent un effet de diffusion des hausses du Smic sur les bas salaires » ajoute-t il.
L’économiste de Paris I, énonce qu’il y a de « fortes chances » que les salaires, en général, augmentent. « On remarque déjà ce phénomène haussier dans un certain nombre de branches, avec de fortes hausses dans le secteur de la restauration par exemple ».
« Les prix de ventes des entreprises vont sans doute augmenter du fait des hausses de salaires et donc la boucle prix salaires peut s’enclencher, cependant on ne peut pas anticiper à l’avance l’ampleur de cette boucle, explique François Ecalle. Il est préférable de mettre en place des réponses ponctuelles, comme le fait actuellement le gouvernement avec la distribution de chèques inflation, afin de mieux cibler les ménages les plus modestes qui sont plus exposés à la hausse du prix de l’énergie ».
Un dialogue de sourd
La revendication de la hausse des salaires soutenue par les syndicats salariés amènera nécessairement une hausse des prix de vente. Si les salaires augmentent, « il faudra que les consommateurs soient prêts à payer des prestations plus chères » (services de santé, services sociaux, etc) », annonce Gérard Cornilleau, économiste à L’OFCE. Y sont-ils prêts ?
« On assiste à une certaine schizophrénie de la part des deux parties, confesse l'économiste. La schizophrénie des salariés c’est de vouloir les salaires les plus élevés et avoir les prix les plus bas dans les supermarchés. De l’autre côté, la schizophrénie patronale consiste à vouloir des salaires relativement bas pour pouvoir faire face à la concurrence, tout en espérant que les clients auront assez d’argent pour consommer leur production, ce qui impliquerait d’avoir des salaires plus élevé ».
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