Laurent Carrié prend l’autoroute du Soleil. Ce conseiller des territoires installé au centre de Paris, à Matignon, vient d’être nommé préfet de Marseille. Une annonce faite quelques jours après la présentation, par Emmanuel Macron, d’un plan de 600 millions d’euros pour « Marseille en Grand ». Depuis la cité phocéenne, Laurent Carrié veillera à l’application des volontés présidentielles pour la transformation de la ville sur le plan des transports, de la sécurité, des écoles, des logements.
Cette nomination poursuit l’objectif d’Emmanuel Macron de fluidifier l’application des décisions du sommet de l’État – il a nommé 85 préfets pendant son mandat, c’est plus que François Hollande ou Nicolas Sarkozy. Candidat à la présidentielle en 2017, il revendiquait déjà son admiration pour le « spoils system » américain, ce « système de dépouilles » qui déclenche le remplacement de nombreux hauts fonctionnaires suite à l’élection du président.
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De 4 000 à 5 000 hauts responsables de la fonction publique, sur deux millions de fonctionnaires, sont ainsi remplacés tous les quatre ans, durant le mois qui suit l’élection du président. En France, un mini « spoils system » existe : il concerne 700 postes sur 2,5 millions de fonctionnaires de l’administration publique (voir graphique), parmi lesquels les préfets, mais aussi le directeur du Trésor, le patron de Pôle Emploi, les ambassadeurs et les recteurs, par exemple. Mais contrairement aux États-Unis, les présidents français successifs y ont eu recours tout au long de leur mandat, comme Emmanuel Macron et la préfecture de Marseille.
En Chiffres
5 000
Hauts responsables de la fonction publique sont remplacés tous les quatre ans.
En France, la nécessité de remplacer les hauts fonctionnaires est moins ressentie qu’aux États-Unis parce que la France a inscrit en 1946 le « devoir de loyauté » dans le statut de la fonction publique, ce qui rend l’administration garante de la continuité de l’État. Une continuité qui, selon certains, contribue à installer une bureaucratie hostile à toute réforme en profondeur de l’État.

Expertise contre continuité
« Aux États-Unis », compare Kevin Brookes, directeur d’études du think tank libéral Génération Libre, « un candidat à la présidentielle est entouré de conseillers travaillant dans des think tanks ce qui permet une véritable concurrence dans le débat d’idées. L’expertise politique publique n’est pas un monopole d’État ».
Trois secteurs régaliens sont pilotés de très près par l’échelon politique, l’Intérieur, l’Enseignement et la Justice, mais les autres secteurs sont plus ouverts. Le chercheur en science politique, spécialiste des questions de gouvernance, poursuit : « Les politiques ne peuvent pas avoir, sur tous les sujets, les connaissances techniques nécessaires pour imaginer eux-mêmes les politiques publiques. Outre-Atlantique, ce sont les universitaires ou les membres de think tanks qui ont construit le programme pendant la campagne qui l’appliquent eux-mêmes ».
En France, le personnel des ministères reste en place, même si l’opposition arrive au pouvoir. Kevin Brookes évoque un exemple concret : « Un ministre m’avait confié que le directeur de cabinet qu’on lui avait imposé l’empêchait de mettre en place certaines réformes. À l’ENA, à Sciences Po, on vous inculque une certaine manière de penser. » Pour lui, rebaptiser l’École nationale d’administration (ENA) en Institut national du service public (INSP) ne modifiera pas ce cadre mental, la sociologie de la haute administration restera inchangée.
À l’ENA, à Sciences Po, on vous inculque une certaine manière de penser.
Kevin Brookes,directeur d’études du think tank libéral Génération Libre.
Selon l’Institut de recherches économiques et fiscale, il y a bien plus de diversité dans les cabinets ministériels et chez les directeurs d’administrations centrales aux États-Unis qu’en France. Aux États-Unis, un quart de ces hauts responsables ont une expérience dans la recherche contre 10 % dans l’Hexagone. Plus de 60 % sont passés par le privé, seulement un quart en France.
Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS et spécialiste des politiques publiques, n’est pas du même avis. Pour lui, la réforme de l’ENA annonce bien une approche plus ouverte du recrutement et un pas de plus vers une meilleure évaluation des politiques publiques : « Les administrateurs de l’État se verront fixer des objectifs précis. » Ils pourront aussi plus facilement passer d’une administration à une autre, alors que les directions sont aujourd’hui très cloisonnées.
Le politologue place plus d’espoirs dans une vraie diversité des corps administratifs dès la formation que dans un hypothétique « spoils system » à la française : « Aux États-Unis, une partie des cadres dirigeants de l’administration vient du privé. Après leur mandat, ils y retournent. Alors qu’en France, les agents de la fonction publique, et particulièrement de la catégorie A, font toute leur carrière dans le public. » Les permuter sans diversifier leurs profils ne changerait rien au fond.
Le membre du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) apporte une nuance : « En France, la politisation se fait par les cabinets ministériels. Ils constituent l’articulation entre d’un côté les ministres, Matignon et l’Élysée et de l’autre, l’administration. Pas besoin de remplacer le directeur d’administration centrale, on perdrait du suivi politique »… alors qu’il est essentiel.
Aux États-Unis, une partie des cadres dirigeants de l’administration vient du privé. Après leur mandat, ils y retournent.
Luc Rouban,directeur de recherche au CNRS.
Cet entre-soi au haut sommet de l’État facilite parfois la communication : « Le cabinet de l’Environnement, sous la gauche, illustre Luc Rouban, était composé de militants associatifs. Ils se retrouvaient à dialoguer avec des ingénieurs des ponts, cela créait des tensions. Ils n’avaient ni la même culture ni les mêmes priorités. »
Il poursuit : attention à ne pas tout envisager comme un bras de fer entre la société et l’État. « La réforme ne dépend pas que de l’administration publique. Il y a d’autres acteurs clés. Les élus locaux ont de plus en plus de compétences, mais leurs relations avec l’État central sont complexes et ambiguës. Ils impactent directement la vie quotidienne des Français, mais entrent parfois en concurrence avec le milieu économique, le Medef, les représentants des PME ou les grandes confédérations agricoles, par exemple. Les corps intermédiaires sont aussi très puissants, surtout si on rajoute le niveau européen. »
Risques de « dépendance au sentier »
Le sentier de dépendance caractérise une norme culturelle, une rationalité, qui induit certaines solutions et en élimine d’autres. Appliqué à l’administration publique, il représente, selon Luc Rouban, « une centralité de l’État et une représentation très égalitaire de l’action publique liée à la République, à une philosophie positiviste, au sens d’une rationalité scientifique et technique, et à l’imposition d’une vision d’en haut sur l’ensemble de la société ».